Le festival de l'île de Wight, 50 ans après : le concert mythique de Joni Mitchell

Joni Mitchell interprétant "Both Sides Now". © Capture Youtube
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Jean-François Pérès

Chaque soir cet été, Europe 1 vous emmène en 1970, sur l'île de Wight, qui accueille alors un immense festival de musique pour la troisième année consécutive. Un an après Woodstock, cette édition restera gravée dans les mémoires avec des prestations et des groupes inoubliables. Dans ce sixième épisode, retour sur le concert mythique de Joni Mitchell.

Le festival de l'île de Wight, créé en 1968, connaît son apogée en 1970, lorsque près de 600.000 spectateurs se rassemblent sur ce bout de terre au sud du Royaume-Uni. Cinquante ans après, Europe 1 revient sur les différents concerts donnés pour ce qui fut, un an après Woodstock, l'un des derniers grands rendez-vous hippies. Ce lundi, Joni Mitchell, son concert mythique, et sa carrière en forme de puzzle.

Un concert tumultueux dans une ambiance tendue…

C'est l'une des plus grandes artistes du 20e siècle. Joni Mitchell est une grande blonde canadienne aux yeux bleus doux et perçants, à la vie parsemée de drames et d’embûches, et qui est parvenue à les sublimer en l’une des œuvres les plus fascinantes qui soient. Quand elle arrive sur l’île de Wight en août 1970, tout le monde ou presque est amoureux d’elle : cela fait des mois qu’elle remplit les plus grandes salles… Sa voix est d’une clarté et d’une puissance uniques, son jeu de guitare et de piano aussi fluide que complexe, ses compositions brillantes sont déjà reprises par les plus grands.

Mais tout cela ne l'immunise pas contre les dérives de l'époque, et son concert va être perturbé par des fauteurs de trouble. Pendant qu'elle donne son meilleur "tour de chant" sur scène, on entend des cris au loin, des bruits de bagarre entre ceux qui ne veulent pas payer pour entrer sur le site et le service d’ordre. Bref, l’ambiance est tendue. Un hurluberlu nommé Yogie Joe, manifestement sous l’influence de psychotropes, s’invite même sur scène et tente de prendre le micro. Il est rapidement refoulé, mais l’immense foule se met à siffler. 

… et un retournement de situation

Face à une telle situation, beaucoup d'artistes auraient laissé la situation dégénérer, voire même abandonner la scène. Mais pas Joni Mitchell. Au bord des larmes, elle explique qu’elle est là pour partager sa musique, ses émotions, et demande fermement au public de se calmer, avant d'enchaîner son show. Et si elle obtient le silence, il cédera ensuite la place à une standing ovation en fin de concert. 

Seule sur scène avec sa fameuse robe jaune face à des milliers de festivaliers, l'interprète de Big Yellow Taxi, critique féroce du capitalisme, parvient donc à retourner la situation à son avantage. Un exploit qui n'en n'est pas vraiment un pour cette femme qui a déjà, à l'époque, vécu plusieurs vies, et pas des plus confortables.

Plusieurs vies dans une vie

Tout commence au Canada au début des années 1940. Roberta Joan Anderson naît dans l’Alberta, dans le centre de ce gigantesque pays. Fille unique de parents de la classe moyenne (sa mère est professeur, son père instructeur militaire), du sang écossais, irlandais et norvégien coule dans ses veines. Dès l’âge de 9 ans, sa vie est en danger : victime d’une épidémie de polio, elle doit rester de longs mois toute seule, souvent enfermée. Elle se rêve artiste, peintre, danseuse… Et, une fois devenue une magnifique adolescente, elle prend lentement la tangente. L’école, le système, les compromis, tout cela l’ennuie profondément. Alors elle opte pour une vie de bohème, ses moments d’exaltation et ses pièges, aussi. 

Armée de sa guitare et de ses chansons préférées, dont celles d’Edith Piaf, Joan Anderson commence un peu malgré elle à se faire un nom sur la scène folk locale. Elle tombe enceinte à 21 ans, mais son compagnon prend rapidement la fuite et laisse une Joan désargentée et quasiment sans domicile. Cet événement pousse la chanteuse à changer encore une fois de trajectoire. Elle rencontre un chanteur, de folk lui aussi, Chuck Mitchell, avec qui elle va former un duo, puis un couple qui s’installe de l’autre côté de la frontière, à Detroit.

De Joan Anderson à Joni Mitchell

C'est là que Joan Anderson devient Joni Mitchell. Mais à peine le mariage consommé, Chuck refuse catégoriquement de s’occuper du bébé. Pour éviter un scandale public, la petite fille prénommée Kelly Dale sera confiée aux services de l’adoption. Joni Mitchell gardera le secret pendant 30 ans avant qu’une ancienne camarade ne vende l’histoire à un tabloïd. Mère et fille ne se retrouveront que dans les années 1990.

La carrière de Joni en solo débute en 1966. Mais c'est en 1967 que David Crosby, du groupe The Byrds, sorte de Beatles américains, tombe sur un concert de la chanteuse en Floride. Textes, voix, interprétation, charisme, beauté… Le coup de foudre est immédiat, il produit son premier album et promeut son talent dès que l’occasion se présente. 

Both Sides Now, premier triomphe

Sur le deuxième album de Joni Mitchell, Clouds, son premier grand disque, on trouve une chanson qui va être reprise par toute l’aristocratie de l’époque, de Judy Collins à Frank Sinatra et des centaines d’autres. C’est devenu un classique, mais c’est bien Joni Mitchell qui a composé Both Sides Now. Et avec ce premier triomphe, l'artiste va très rapidement imposer sa personnalité. 

Installée sur les hauteurs de Los Angeles, à Laurel Canyon, un quartier qui deviendra mythique largement grâce à elle, Joni Mitchell irradie. Elle écrit, compose, aime aussi, librement. Sa liaison avec la star anglaise Graham Nash est entrée dans les livres d’histoire de la pop. Elle invente un genre qu’on appellera "confessionnal folk", avec des textes inspirés de sa vie, sans filtre mais avec une verve poétique exceptionnelle. Le tout porté par des mélodies à la fois élaborées et délicates.

Nouvelles expériences musicales

Tout ce que touche Joni Mitchell se transforme en or. Son chef d’œuvre du genre, Blue, sort en 1971, et figure régulièrement dans les classements des meilleurs albums de l’histoire. Mais en grande artiste, elle ne cache pas son besoin d’évoluer et d’aller là où on ne l’attend pas. Dans les années 1970, Joni Mitchell se souvient que son premier disque, le seul qu’elle affirme connaître par cœur, était un disque de jazz. Et elle va progressivement se diriger vers des territoires plus expérimentaux avec un groupe de musiciens prestigieux, qu’elle baptiste "LA Express". Son public, surpris, ne la suivra pas forcément, mais l’inspiration est toujours là.

Il y a une forme de magie dans cette musique, notamment dans le morceau ouvrant Hejira, son magnifique album de 1976 écrit sur la route, alors qu’elle traversait les États-Unis. Il s’appelle Coyote, et raconte l’épilogue d’une relation toxique transformée en pure poésie.

Peu avant cet album, Joni Mitchell avait pris part à une tournée itinérante montée par Bob Dylan, l’une de ses grandes influences. Une tournée devenue légendaire, The Rolling Thunder Revue, qui ne lui laissera pas que des bons souvenirs mais finira de l’imposer comme l’une des figures les plus marquantes et influentes de son époque. De nombreux albums suivront, ainsi que des incursions dans l’écriture et surtout la peinture, son premier amour, sans oublier des prises de position tranchées sur le féminisme et les abus sexuels, la lutte entre l’art et le commerce, l’écologie…

Une vie en forme de puzzle

Aujourd'hui encore, même si elle assure en avoir terminé avec la musique, "la muse a déserté", confie-t-elle, Joni Mitchell est une artiste mondialement respectée, une icône pour beaucoup d’apprentis compositeurs malgré sa vie en forme de puzzle. Mais peut-être l’a-t-elle aussi voulue un peu ainsi. En 2015, victime d’une rupture d’anévrisme, elle a une nouvelle fois failli mourir. Depuis, elle se fait rare en public, mais les hommages à sa carrière et à son talent n’ont jamais été aussi nombreux, 50 ans après cette inoubliable apparition sur l’île de Wight.