La bataille d'Azincourt, le combat qui a décimé la noblesse française

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Stéphane Bern, édité par Alexis Patri
Dans "Historiquement vôtre", Stéphane Bern fait le récit de la bataille d'Azincourt, en 1415. Une bataille qui a vu s'affronter jusqu'à 25.000 Français et 6.000 Anglais. Le combat n'a pourtant pas connu le dénouement que la logique mathématique aurait voulu. Jean Teulé, qui consacre un livre à l'épisode, complète ce récit.

Elle reste l'une des batailles phare de la Guerre de Cent ans, qui a vu s'affronter chevaliers anglais et français. Il pleut sur Azincourt ce matin du 24 octobre 1415. C'est l'automne qui veut ça, et la région aussi : hier comme aujourd'hui, Azincourt est un petit bourg de l'Artois et il y fait un temps du Nord. Depuis des heures, une bonne drache, comme on dit là-bas, s'abat sur les deux armées qui se font face de chaque côté de la longue clairière, qui s'étire en pente douce entre deux petits bois. D'un côté, les Français. De l'autre, les Anglais.

Les paysans des villages alentours viennent tout juste de labourer la terre pour y semer le blé d'hiver, celui qui percera au printemps. Les troupes d'Henri 5 d'Angleterre ont pris position au sud, au sommet de la côte. Les troupes françaises de Charles d'Albret, connétable de France, elles, leur font face au nord, à 900 mètres à peine.

Quelque 6.000 soldats anglais épuisés

Les deux armées sont loin d'afficher le même visage. Les 1.000 hommes d'armes et les 5.000 archers anglais sont épuisés. Ravagés par la dysenterie après une expédition largement ratée, ils viennent d'avaler 300 kilomètres à marche forcée, en une douzaine de jours. Ils ont bien cru pouvoir atteindre leur place-forte de Calais et passer la Manche avant l'hiver, avant de se faire couper la route in extremis par des forces françaises qui ont tout pour elles.

Le nombre d'abord : Charles d'Albret peut compter, au bas mot, sur 10.000 hommes. 25.000 chevaliers avancent même certains historiens. Le moral ensuite : il est au beau fixe côté français. Chaque homme a compris qu'il n'y a rien en face, ou presque.

Toute la fine fleur de la chevalerie française est là : 6.000 cavaliers remontés à bloc face à une triste bande de gueux qui grelottent, à bout de force, depuis des heures sous la pluie d'octobre. Oui, l'ennemi anglais fait pâle figure en haut de cette petite côte de rien du tout, et ses lignes d'hommes paraissent bien maigres.

Vers 11 heures, ce sont pourtant les troupes anglaises qui s'avancent les premières. Chaque pas est hasardeux pour ces hommes épuisés, qui trébuchent dans ce champ transformé en bourbier. Mais, à 250 mètres des lignes françaises, ils prennent position. Les insultes fusent. Les Français piaffent d'impatience, prêts à dévorer la pente pour se ruer sur leurs adversaires lorsque soudain, depuis les sous-bois, un son étrange se fait entendre : celui des 5.000 arcs dont on libère les cordes au même instant.

Dans le camp français, on lève la tête avant de la baisser instinctivement, tant le spectacle de ces 5.000 flèches, qui montent à 30 mètres de haut avant de plonger en grêle, impressionne. Bien sûr, les armures et les casques sont conçus pour dévier l'impact. Mais il faut s'imaginer le martèlement effrayant des traits qui s'abattent sur les crânes des hommes et les croupes des chevaux, moins bien protégés.

Un chef d'œuvre de confusion

Et il ne faut pas sept à huit secondes avant que la deuxième volée n'arrive, puis la troisième, puis les suivantes… Quand les arbalétriers français cherchent encore leurs cibles depuis l'arrière ! Alors la cavalerie française s'ébroue et lance l'assaut. 250 mètres les séparent des lignes anglaises, à peine plus que deux terrains de football, une misère pour des chevaux capables de foncer à 20km/h, une fois lancés au galop de charge. 

Mais il y a trop de chevaliers pour un terrain aussi étroit : les garrots se frottent, chacun freinant l'autre. Pire encore, les montures peinent à prendre de la vitesse, empêtrées dans la terre grasse qui leur colle aux sabots. Et plus la chevalerie française approche, plus le tir tendu des archers anglais fait mal, avec ces flèches qui cherchent et trouvent l'impact parfait, celui qui perce les armures et les heaumes, ces casques pointus censés protéger les chevaliers.

Les chevaux s'effondrent un à un, et les hommes avec, figés soudain par le poids de leurs armures dans la boue froide et trempée. Ceux qui passent, eux, ne voient le piège qu'au dernier moment. Trop tard pour éviter de s'empaler de tout leur poids sur les pieux plantés par les Anglais.

La suite est un chef d'œuvre de confusion. La deuxième ligne française, celle des fantassins, se rue à son tour vers les lignes anglaises, mais croise sur sa route des dizaines de chevaux affolés qui repartent dans l'autre sens. Chaque pas est difficile sous les traits des archers. Les Français s'enfoncent à mi-cuisse et arrivent hors d'haleine sur les troupes ennemies. Les lances s'entrechoquent avec un bruit tel qu'il rappelle celui de deux crosses de hockey qui se heurtent violemment, multiplié par la masse d'affrontements individuels qui s'engagent alors.

Des ordres anglais contraires à toutes les règles de l'honneur et de la chevalerie

Dans ce désordre général, la bataille est prête à basculer lorsque, soudain, le roi d'Angleterre est mis à bas. Un coup frappe le heaume de Henri 5 lui-même, mais sa garde est sur lui et le ramène aussitôt en arrière. Les archers, qui ont vidé leurs carquois, se ruent sur les Français tombés au sol. La piétaille, on lui règle son compte, le temps de placer un coup de dague à travers la visière ou, à défaut, d'une armure. Les chevaliers sont traînés à l'arrière, sans ménagements pour la rançon. Vers 16 heures, la troisième ligne française, qui n'a jamais bougé, finit par battre en retraite.

Guidés par un roi de 27 ans, les Anglais viennent de tailler en pièces une armée en nombre trois à quatre fois supérieure à la leur. Pire encore, il se produit quelque chose d'impensable : alors que la rumeur d'une attaque sur ses arrières lui parvient, Henri 5 ordonne à ses troupes d'exécuter les prisonniers. C'est contraire à toutes les règles de l'honneur et de la chevalerie, mais le souverain anglais est inflexible ! Alors durant de longues minutes, on massacre à la hache et au gourdin tout ce qui reste de la chevalerie française. Le lendemain, à l'aube, c'est au tour des blessés et des agonisants de passer au fil de l'épée. Comme à Crécy en 1346, comme à Poitiers en 1356, la victoire promise s'est transformée en désastre.

Au lendemain de sa victoire, le roi d'Angleterre Henri 5 reçoit un triomphe mérité à Londres. Mais même lui n'a peut-être pas immédiatement perçu l'impact de ce qui est bien plus qu'une bataille !  

A court terme, Azincourt est évidemment une victoire écrasante pour l'Angleterre. La France a laissé 6.000 chevaliers dans la boue d'Azincourt quand l'Angleterre, elle, n'a perdu que 13 des siens ! Et 500 ou 600 hommes d'armes et archers, en tout, dans ce fatras. Et encore, ce n'est pas tout : à cet écart de 1 à 10 s'ajoute un bon millier de seigneurs de haut rang, épargnés au cours du massacre des prisonniers grâce à leur haute naissance et ramenés en Angleterre. Leurs rançons exorbitantes ne tarderont pas à saigner leurs familles.

Toute l'administration royale décapitée

C'est déjà beaucoup, mais ce n'est pourtant que la face émergée de l'iceberg ! Pour la couronne de France, les conséquences d'Azincourt sont bien plus désastreuses. Avant de livrer bataille, Henri 5 avait cherché à négocier. Mieux, il s’était dit prêt à renoncer à la couronne de France, ce qui aurait pu mettre un point final à la guerre de Cent ans qui oppose la dynastie des Plantagenêts à celle des Valois, le royaume d'Angleterre à celui de la France, avec 40 ans d'avance ! 

Sûr de lui, Charles d'Albret a pourtant fait le pari d'en finir par les armes. Le connétable de France est mort l'épée à la main, sans en voir les conséquences : la France n'a pas perdu que 6.000 chevaliers, elle a aussi perdu 6 000 seigneurs, dont un grand nombre de hauts responsables administratifs et militaires, autant de baillis et de sénéchaux qu'il va falloir remplacer. Toute l'administration royale est décapitée au pire moment.

Mais les conséquences du 25 octobre 1415 vont encore au-delà de cette lutte mortelle entre la France et l'Angleterre. Ce n'est pas seulement la fine fleur de la chevalerie française qui est tombée sous la pluie d’Azincourt, c'est une certaine idée de la guerre. Mal organisés, trop sûrs d’eux, guidés par le goût de la prouesse individuelle, les chevaliers ont foncé tête baissée, et en désordre, incapables d'adapter leur plan de bataille aux circonstances.

Mais leur haute lignée et leur courage indéniable se sont heurtés à l'efficacité froide de l'artillerie anglaise, quelques milliers de gueux, de vilains et de roturiers mal fagotés dont le calme et la discipline ont brisé l'assaut furieux de la noblesse française. Des chevaliers ralentis par la boue et par la pluie, trop nombreux pour combattre à leur aise, trahis par leurs propres forces. L'habileté l'a emporté sur la prouesse et la ruse a dominé la force brute. À Azincourt, ce ne sont pas seulement des chevaliers qui sont morts, c'est la chevalerie.

Jean Teulé : « La bataille d'Azincourt est un festival de conneries »

Invité d'"Historiquement vôtre", le romancier Jean Teulé publie Azincourt par temps de pluie. Il raconte au micro d'Europe 1 pourquoi cette bataille n'avait aucun sens.

"Les Français n'auraient pas dû faire cette bataille qui ne servait à rien. C'est la bataille la plus conne de l'histoire de l'humanité : il y avait rien à gagner avec cette bataille. Pendant un mois et demi, les Anglais attaquent la France. La France ne bouge pas et s'en fout complètement. Et au moment où les Anglais repartent, où ils sont presque arrivés à Calais, parce que tout ce qu'ils veulent, c'est retourner à Londres boire des bières, l'armée française part de Rouen en une énorme armée, les contourne par l'est et leur bloque la route. C'était une bataille, mais complètement conne.

D'autant plus que le lendemain, quand Henri 5 a découvert la taille de l'armée française, il a envoyé un héros d'armes, une sorte d'émissaire, pour proposer de ne pas faire la bataille, de rendre Harfleur, même Calais, et qu'ils puissent rentrer chez eux. Et les nobles français ont dit 'Ah, mais pas du tout, c'est mal connaître la chevalerie ! On va vous faire la bataille.'

Les Français ont fait un truc marrant : ils ont fait dresser un mythe avec l'oriflamme de la mort, qu'on appelle aussi qu'on appelait aussi l'enseigne Saint-Denis. Il prévient l'ennemi qu'ils ne feront aucun prisonnier, et qu'ils le tueront tous. Et c'est exactement ce qui s'est passé. Donc cette bataille d'Azincourt un festival de conneries.

J'ai appris il y a un mois que les Anglais, en ce moment, sont en train de construire un sous-marin nucléaire qu'ils vont appeler comment ? Azincourt. Quel foutage de gueule pour les Français ! J'espère qu'il ne va pas s'en prendre à nous, parce qu'Azincourt, ça nous réussit pas."