"Respect" : Aretha Franklin, des bancs de l'église au trône de reine de la soul

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Stéphane Bern et Matthieu Noël , modifié à
Alors que sort ce mercredi au cinéma "Respect", biopic sur Aretha Franklin dont Europe 1 est partenaire, Stéphane Bern et Matthieu Noël sont revenus dans "Historiquement vôtre" sur la vie de la diva. Une existence faite de passion, d'addictions et de chansons qui ont marqué l'histoire de la musique.

C'est la "Reine de la soul", celle qui impose à jamais le "respect". Aretha Franklin est l'une des plus grandes chanteuses du 20e siècle. La voici qui investit désormais, trois ans après sa mort en août 2018, le cinéma. La réalisatrice Liesl Tommy lui consacre en effet un biopic, Respect, dont Europe 1 est partenaire. L'occasion de retracer les grandes lignes d'une existence pleine de chansons, de talent mais aussi de violence et d'addictions. Et qui n'a pas commencé, comme les incroyables performances d'Aretha Franklin pourraient le laisser penser, au conservatoire de musique, mais bien à l'église. Et pas n'importe laquelle : celle de son propre père.

Une enfance à Detroit

Car c'est bien auprès de Dieu qu'Aretha Franklin a commencé à exercer sa voix puissante et nuancée, capable des plus voluptueuses et virtuoses modulations. Une voix couvrant pas loin de 5 octaves, qui parvient à transmettre avec chaleur les plus pures émotions. Née en 1942 à Memphis, dans le Tennessee, Aretha déménage rapidement avec sa famille vers le nord du pays, à l’instar de millions d’afro-américains qui fuient la ségrégation raciale imposée dans les États du sud.

C’est à Détroit que la famille Franklin s’installe finalement et que le père, Clarence LaVaughn Franklin, pasteur de son état, prend la direction de l’église baptiste de la ville. Ses prêches frénétiques font du révérend Franklin une véritable star, au point que ses sermons sont gravés sur disque et vendus à travers tout le pays à qui veut bien l’entendre. Et ils sont nombreux ! Très tôt, donc, la petite Aretha et sa fratrie baignent dans un environnement musical singulier, celui du gospel que l’on chante pendant les offices et que leur mère pratique avec brio.

Premiers pas dans la chorale de l'église

Une mère qui n’aura malheureusement pas vraiment le temps de leur apprendre grand chose puisqu’elle quitte tôt le foyer, fatiguée par les frasques d’un mari tout aussi volage que célèbre, et meurt peu de temps après. Aretha et ses sœurs intègrent très jeune la chorale de l’église. Le pasteur Franklin décèle dans la voix d’Aretha quelque chose d'extraordinaire et décide de lui faire une place. Elle sera soliste et se perfectionne en suivant son père dans ses tournées de prédication. "Elle commence les tournées à l'âge de 14 ans", rappelle France Swimberge, réalisatrice du documentaire Aretha Franklin, Soul sister. "Son père sera une sorte de manager pendant des années."

Cette voix magique s'affirme donc par le truchement de la foi. Le gospel, hérité des chants de ses ancêtres esclaves, permet à la communauté afro-américaine de chanter ses doutes, sa révolte et ses souffrances, transcendés par l’amour divin. Forte de son talent et encouragée par son père, Aretha enregistre son premier disque, Song of Faith, en 1956, et se fait un petit nom dans le milieu du gospel.

Chant et conscience politique

A l’église, Aretha se construit aussi une conscience politique. Son père a fait de la New Bethel Baptist Church, où il officie, l’un des foyers de la lutte pour la reconnaissance des droits civiques des afro-américains. Aretha voit dès sa jeunesse défiler les plus ardents défenseurs de sa communauté, dont un certain Martin Luther King, qu’elle côtoie de près puisqu’il loge au domicile familial lors de ses passages dans la ville.

C’est donc une femme jeune mais de conviction - la foi, l’amour du chant et la lutte contre l’injustice ancrés en elle - qui décide à 18 ans de se lancer à corps perdu dans la musique. Elle s’installe à New York et débute une carrière de chanteuse, loin des prêches et de ses camarades enfants de chœur.

Des débuts policés avant de trouver sa voix

La jeune femme donne alors d’innombrables représentations et enregistre plusieurs albums aux accents jazz et pop chez Columbia. De l’intensité éloquente du gospel, elle glisse avec grâce dans des musiques plus rythmées et parfois plus intimes, notamment avec des ballades qui chantent souvent des amours déçues. Elle se fait un nom mais ne connaît pas encore la consécration, qui arrivera comme une explosion quand elle changera de label pour signer chez Atlantic Records. Car chez Columbia, "on veut en faire la Barbra Streisand noire", note France Swimberge. "Donc celle qui chante bien, en petite robe, le chignon, en chantant des bleuettes. Et ça ne lui va pas du tout, Aretha déborde du costume."

Atlantic Records, à l'inverse, défend une soul plus brute, engagée et fiévreuse. Les musiciens et témoins de la première session d’enregistrement font tous part du même sentiment d’admiration qui les a saisi quand ils ont vu cette petite dame s’installer au piano – qu’elle a appris en autodidacte – et plaquer quelques accords avec l’assurance d’une grande. Et c'est probablement là ce qui fait la force d’Aretha Franklin. Si elle compose peu, elle sait s’approprier les morceaux qu’elle interprète avec un sens particulièrement aigu de la musicalité. En studio, elle gère les arrangements et décompose la trame mélodique pour l’adapter à son goût ou au message qu’elle veut porter.

Le choc "Respect"

Aretha Franklin s'inspire en cela aussi des sermons donnés à l'église. "Toute cette dramaturgie, cette façon de tenir la cadence, les silences, tout ce qu'il y a de théâtral" dans la musique de la chanteuse "vient de l'église", explique France Swimberge. "Il y a aussi ce qu'on appelle le call and response, c'est-à-dire qu'elle chante et que ses choristes lui répondent. Et ça aussi c'est hérité de l'église noire."

En mars 1967 sort donc son premier album chez Atlantic Records. Le premier titre est une reprise d’un morceau d’Otis Redding, dont Aretha Franklin modifie légèrement les paroles. Ce qui était une ballade évoquant des déboires domestiques devient dans la bouche d’Aretha Franklin un fougueux chant revendicatif qui réclame le Respect. Celui dû aux femmes, celui dû aux hommes... quelle que soit leur couleur de peau.

La chanson devient, selon les mots de la chanteuse, "un cri de ralliement du mouvement pour les droits civiques" et trouve un écho tout particulier en cet été 1967 qui voit sa ville de Détroit secouée par cinq jours d’émeutes raciales. Aretha Franklin se transforme en icône, en porte-drapeau du combat pour l’égalité. L’année d’après, elle chante d’ailleurs aux funérailles de Martin Luther King qui vient d’être assassiné.

Jongler avec tous les styles de musique

Aretha Franklin est désormais célébrissime aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Elle décroche son premier Grammy Award en 1968 -  il y en aura 18 au cours de sa carrière - et fait la même année la couverture du Time, une première pour une femme noire.

Dès lors, son aura ne s’estompera jamais. Contrairement à d’autres artistes, elle sait embrasser totalement les évolutions musicales de son époque, s’immisçant même dans des sonorités hip-hop ou R’n’B des années 90, collaborant durant toute sa carrière avec les artistes les plus variés, de Georges Michael à Lauryn Hill, de Luciano Pavarotti à Elton John, ne cessant jamais de justifier son statut de "reine de la soul". Une reine jamais détrônée malgré les frasques d’une vie qui aurait pu faire oublier les débuts fervents sur les bancs de l'église. 

Caprices et addictions

Car si elle a la foi chevillée au corps depuis qu’elle a chanté le gospel dans son enfance, et qu'elle restera "très pieuse" toute sa vie selon France Swimberge, Aretha Franklin a tout de même su s’autoriser quelques entorses aux évangiles. Celle qui fut quatre fois mère et deux fois divorcée a toujours opté pour l’autonomie et la liberté face à la violence conjugale qu’elle subit comme à l'ennui. Et les plaisirs de la chair sont loin d’être les seuls dont elle a su jouir, quitte à se perdre dans les addictions. 

L'alcool et le tabac ont d'ailleurs certainement participé à lui forger également une image de diva colérique qui passait, à en croire certains, des concerts agrippée à son sac à main rempli des liasses du cachet du soir qu’elle exigeait avant même de monter sur scène. Signe pour ses détracteurs d’un goût malsain pour l’argent, pour d’autres d’une volonté de ne pas se laisser abuser comme le furent nombre d’artistes noirs avant elle. Ses robes excentriques, ses perruques et parures de bijoux précieux dont elle changeait aussi rapidement que d’avocats ont en tous cas assis la figure d'une castafiore vénale. "Elle sait ce qu'elle veut, ce dont elle a envie", nuance France Swimberge. "Peut-être que cela choque plus parce que c'est une femme..."

"Renaître de ses cendres"

La propension d'Aretha Franklin à toucher son public, si souvent ému aux larmes, reste le souvenir le plus marquant qu'elle aura laissé. Passer du gospel à la soul, que certains à l’époque jugeaient licencieuse, chanter les évangiles autant que des thèmes profanes, anodins ou sulfureux... la vie musicale d’Aretha Franklin fait écho à l’histoire de la musique afro-américaine, faite de transgressions et d’affranchissements. Dans sa soif de liberté, la reine n’oublira jamais le gospel qu’elle chantait dans son enfance. Elle en fit même un disque en 1972, Amazing Grace, vendu à plus de deux millions d’exemplaires. Un record pour ce genre de musique. 

Pourtant, comme une résurgence de ses débuts d’enfant de chœur, même quand elle chante l’amour dans son tube I say a little prayer for you, c’est bien une prière qu’elle promet à l’être aimé. Comme une résurgence aussi, la ville de Detroit accompagnera toute sa vie celle qui, contrairement aux plus grands, n'a jamais durablement rejoint une grande ville comme New York ou Los Angeles. "C'est exceptionnel pour une star de son envergure", note France Swimberge. "Aretha Franklin a quelque chose qui l'a façonné dans cette ville : la résilience. Elle a cette capacité à se relever qui est ce que les gens de Detroit disent avoir en eux." La devise de Detroit aurait d'ailleurs pu faire un excellent sous-titre au biopic sur la reine de la soul : "Nous espérons le meilleur. Nous renaîtrons de nos cendres."