L'exploitation des smartphones par la justice agite les États-Unis

Les données de géolocalisation des utilisateurs de smartphones doivent-elles pouvoir être exploitées par la justice ? (photo d'illustration)
Les données de géolocalisation des utilisateurs de smartphones doivent-elles pouvoir être exploitées par la justice ? (photo d'illustration) © DANIEL SORABJI / AFP
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La Cour suprême américaine est saisie par un homme condamné pour sa participation à des vols à main armée, sur la base des "bornages"de son téléphone portable. Il dénonce une atteinte à sa vie privée.

 

En termes de protection de la vie privée, "c'est le dossier le plus important de notre génération", estime Nathan Freed Wessler, avocat de l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), cité par le New York Times. La Cour suprême américaine examine mercredi la possibilité pour les policiers d'exploiter le "bornage" des téléphones portables de leurs suspects afin de les localiser à un instant T, correspondant, par exemple, à l'heure d'un crime. Sa décision devrait avoir de vastes conséquences pour la société américaine, profondément attachée à une Constitution qui sanctifie les libertés fondamentales.

186 pages de géolocalisation. À l'origine de la procédure, un petit malfaiteur de la région de Détroit, Timothy Carpenter, condamné pour des vols à main armée de… téléphones portables. En 2011, alors que les policiers enquêtaient sur le "gang" à l'origine des braquages, l'un des complices du jeune homme l'a dénoncé. Pour vérifier son implication - il s'est avéré être le coordinateur des vols -, les enquêteurs ont eu recours à la géolocalisation de son téléphone portable, enregistrée par les antennes de son opérateur.

127 jours de déplacements, recensés sur 186 pages de procédure, rapporte Le Telegraph. Des données qui permettent de connaître la position approximative de Carpenter, à environ 1,5 km près. Suffisamment précis pour établir que le cerveau des vols se trouvait systématiquement à proximité des lieux où agissait le gang. Pour obtenir ces données, les policiers ont obtenu une ordonnance d'un juge mais pas de mandat. Or, le second document est beaucoup plus difficile à obtenir que le premier : il impose une "présomption sérieuse" et un champ d'investigation restreint, à la fois dans l'espace et dans le temps.

Des déplacements d'ordre privé. Pour l'Union américaine pour les libertés civiles, une telle traque dans l'espace et la durée, sans mandat d'un juge, illustre un grave dérapage. Certains dimanches, explique l'association, Timothy Carpenter a donné ou reçu un appel près d'une église, donc "il était en train de prier à ces moments-là". Les relevés montrent par ailleurs quand il a dormi chez lui... ou pas. Invoquant le quatrième amendement de la Constitution, ratifié au XVIIIe siècle et qui protège les citoyens contre toute intrusion dans leur vie privée, Carpenter a fait appel de sa condamnation à 116 ans de prison sur la base de ces "bornages". Mais la décision a été confirmée.

Principal argument de la cour d'appel : "si le contenu des communications personnelles est privé, les déplacements d'un point A à un point B ne le sont pas". Les juges font ici référence à la "doctrine du tiers", consacrée par une décision de la Cour suprême en 1979 (Smith v. Maryland), selon laquelle "une personne ne peut pas s'attendre à ce que des informations volontairement transmises à un tiers (une compagnie de téléphonie, par exemple), relèvent de la vie privée" aux yeux de la justice. Autrement dit : en signant son contrat de souscription à son opérateur téléphonique, Timothy Carpenter savait que ses données seraient recensées et donnait une forme d'accord tacite à leur exploitation.

"Tous ces objets stockent des données". Mais pour le jeune homme et ses soutiens, l'arrêté est obsolète. L'enjeu est désormais de "préserver le degré d'intimité qui existait avant l'ère numérique, avant le développement de nouvelles technologies de surveillance et de nouveaux types de données faciles d'accès pour la police", estime Me Nathan Wessler. "Le tout-internet proliférant, nos appareils, nos montres, nos pansements électroniques, nos assistants domestiques - dans notre argumentaire nous citons même les vibromasseurs connectés - tous ces objets stockent des données dans le cloud, au nom de sociétés sur lesquelles nous n'avons aucun contrôle", dénonce-t-il.

Ces dernières années, plusieurs décisions de la Cour suprême ont laissé entrevoir une adaptation du droit à la place croissante des nouvelles technologies. En 2012, d'abord, les juges ont estimé que l'utilisation, pendant 28 jours et sans mandat, d'un tracker GPS pour filer un trafiquant de drogue, était illégale : ces données permettaient au gouvernement "de déterminer, qu'il le veuille ou non, les croyances religieuses et politiques d'une personne, ses habitudes sexuelles, etc." Deux ans plus tard, l'arrêt Riley v. California concluait, lui, que la fouille, toujours sans mandat, du téléphone portable d'une personne interpellée était inconstitutionnelle, en raison de "l'immense capacité" de stockage de l'appareil, nullement comparable aux autres effets personnels d'un suspect.

Nombreuses prises de position. Ces deux décisions étaient assumées par le président de la Cour suprême, John G. Roberts Jr. "Il n'est pas exagéré de dire que beaucoup des 90% d'Américains qui possèdent un téléphone portable portent, sur eux, un registre virtuel de tous les aspects de leur vie, qu'elle soit mondaine ou intime", expliquait-il en 2014, rapporte le New York Times. À cet argument, les enquêteurs répliquent aujourd'hui que les données numériques ne peuvent plus être trouvées ailleurs. "Le progrès technologique implique que les informations qu'on gardait auparavant dans le tiroir de son bureau sont désormais entre les mains de tiers", résume Greg Nojeim, du Center for Democracy & Technology.

Quels arguments feront le plus mouche devant la Cour ? Le débat devant les neuf sages s'annonce en tout cas tendu : plusieurs acteurs publics proéminents aux Etats-Unis ont d'ores et déjà pris position en faveur de l'ACLU. Des universitaires de renom, les géants du secteur des technologies - Apple, Facebook, Twitter, Verizon, Google, Microsoft -, mais aussi de façon plus étonnante des organisations conservatrices, voire des militants des armes à feu, soucieux de leur anonymat… Tous devront attendre fin juin 2018 pour savoir si les juges devront désormais protéger l'intimité numérique de l'Américain connecté.