Désolé, ce contenu n'est plus disponible.
  • Copié
SAISON 2019 - 2020

Depuis le début du 20ème siècle, il est possible de relier en train Moscou, située à l'extrême Est de la Russie,  à Vladivostok, à l’Extrême-Orient russe. Plus de 10.000 km de voies ferrées ont été construites en Russie sur ordre de Nicolas II. Mais pourquoi le Tsar a-t-il voulu bâtir ce chemin de fer gigantesque ? Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars revient sur l'histoire du Transsibérien.

Avec la crise du Coronavirus, les déplacements en train sont soumis à des règles sanitaires strictes. Dans ce nouvel épisode de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Jean des Cars vous propose de vous affranchir virtuellement de ces contraintes et de voyager librement sur le Transsibérien, un réseau de voies ferrées de plus de 10.0000 km, qui traverse d'Est en Ouest toute la Russie. 

Nous sommes en Russie, le dimanche 13 octobre 1896, à 4.000 km de Moscou. Cela fait 5 ans que le Transsibérien est en construction. Et voici qu’un matériel inédit et spectaculaire s’avance sur une voie ferrée qui lui est raccordée. Un wagon qui ne ressemble pas au matériel de chantier. Et pour cause ! C’est une chapelle ! Oui, une chapelle roulante avec des vitraux et quatre cloches sur le toit ! Une curiosité unique au monde. 

Dans la Russie impériale, tellement liée à la religion orthodoxe, le tsar Nicolas II a jugé impensable pour les ouvriers de ne pas pouvoir suivre l’office au moins une fois par semaine. Or, malgré la rotation des équipes, les ouvriers sont très longuement absents de chez eux car ils viennent de loin. C’est ainsi qu’il a fait construire cette extraordinaire voiture-chapelle. Elle va d’un chantier à l’autre, selon un complexe maillage de voies provisoires. 

Les cloches appellent les fidèles des villages, quand il y en a, pour qu’ils se joignent aux ingénieurs, contremaîtres, mécaniciens, poseurs de rails. Alors, réunis autour d’un pope, la foule se presse pour la messe. A l’intérieur de la chapelle, chandeliers et lutrins entourent l’iconostase, ce mur sacré devant lequel officie le célébrant. Sitôt le service achevé par la bénédiction du tronçon, cette extraordinaire voiture, tirée par une locomotive qui lui est affectée, repart vers d’autres parties des travaux. 

Elle est digne du plus grand ouvrage ferroviaire jamais entrepris : relier Moscou à l’Extrême-Orient russe et la Sibérie. Cette fabuleuse épopée a commencé à cause d’un livre français, prémonitoire, Michel Strogoff, de Jules Verne, paru en 1876. Je vais vous raconter pourquoi !

Pourquoi un chemin de fer transsibérien ?

Dans ce livre, qui fut un succès mondial, le tsar Alexandre II est inquiet du soulèvement de Féofar-Khan, l’émir de Boukhara. Il a pris la tête d’une révolte qui menace l’unité de l'Empire russe. La menace de l’envahisseur plane sur la Sibérie. Le tsar doit prévenir son frère. Or les lignes télégraphiques sont coupées. La mission de Michel Strogoff est alors de joindre Irkoutsk au sud du lac Baïkal, en Sibérie Orientale. Pour le courrier du tsar, le train s’arrête à l’Oural. La ligne ne va pas plus loin et le confort s’arrête là aussi. Dès lors, de chevaux en tarentass qui sont les chariots rustiques à quatre roues, l’aventure est périlleuse. Pour conquérir et maîtriser la Sibérie, seul un chemin de fer Transsibérien peut y parvenir. 

Le tsar francophile était un lecteur attentif de Jules Verne. J’ajoute que depuis 1869, les Etats-Unis étaient réellement unis grâce au chemin de fer Transcontinental. Certes... sauf qu’en Russie, la distance à couvrir entre les steppes et les forêts est trois fois plus grande et que le climat de Sibérie est beaucoup plus rude que celui de l’Ouest américain. L’été est infesté par des milliards de moustiques, il peut faire plus de 35°C et l’hiver, la température peut descendre jusqu’à -60 degrés ! Pendant quatre mois, la vie humaine est gelée. 

Pour construire cette voie ferrée, la main d’oeuvre est largement fournie par des condamnés et des exilés. Près de 15.000 Chinois, Japonais et Coréens seront enrôlés pour compléter les contingents de forçats et de déportés politiques russes. Depuis des siècles, la Sibérie est un triste réservoir humain de déportés, dans des conditions très dures. Les travaux du chemin de fer répondent à des nécessités civiles (la colonisation de la Sibérie) et militaires (la possibilité d’acheminer rapidement des renforts dans l'Extrême-Orient russe). 

Ils commencent en 1891 à la fois depuis Tcheliabinsk, dans l'Oural, vers l’Est et depuis Vladivostok, vers l’Ouest où le tsarévitch, futur Nicolas, II pose le premier rail. Les deux chantiers iront à la rencontre l’un de l’autre, comme l’avaient fait les Américains. 

L'épargne française finance le Transsibérien 

Pour une entreprise telle que la construction du Transsibérien, il faut beaucoup d’argent... Qui peut aider le tsar et les Russes ? La France ! Pourquoi et comment ? Après la défaite de 1870, la République avait été isolée diplomatiquement en Europe. Elle cherchait à reprendre sa place. C’est alors que naquit, avec Alexandre III, l’idée de l'Alliance Franco-Russe en 1888. La France républicaine allait s’unir à l’Empire des Romanov. 

Oh, cela n’était pas simple : à l’époque, un accord entre une République et une monarchie impériale était audacieux. Mais d’une part les deux pays étant géographiquement très éloignés l’un de l’autre, on ne pouvait craindre des incidents de frontières. D’autre part, diplomatiquement, les deux alliés prenaient l’Allemagne en étau, un avantage certain pour les deux pays. Une revanche pour la France, un calcul politique et économique pour la Russie. 

Connu et vérifié depuis longtemps, l’amour des Russes pour les Français allait être récompensé par les perspectives d’investissements, les débouchés et les marchés que la Troisième République était sûre de trouver dans cet immense pays en pleine modernisation. Certes, Alexandre III avait d’abord été réticent à cause du souvenir de la Révolution de 1789 et du régicide. Mais il avait fini par se laisser convaincre. Lors de la visite d’une escadre française près de Saint-Pétersbourg, le tsar francophile et francophone avait consenti à se découvrir en écoutant La Marseillaise. Un geste d’une grande portée diplomatique. Et son fils Nicolas II amplifiera cette entente par une triomphale visite d'Etat en France, du 5 au 9 octobre 1896. Sur les Champs-Elysées, on entend un peu partout ce cri insolite : Vive l’ Empereur !

Les Français ont confiance. Ils achètent des actions du Transsibérien. Ces titres sont graphiquement superbes, de couleur bistre, verte et bleue. Au milieu des caractères cyrilliques, on lit, par exemple et en français : "Société pour la construction de wagons à Saint-Pétersbourg". Cette action, d’une valeur de  100 Roubles, est rassurante. En effet, une mention certifie que : "Les statuts de la société ont été sanctionnés par Sa Majesté l’Empereur de Russie le 3 juillet 1893. La confiance des prêteurs est la même que pour les obligations.  Ainsi, par exemple, le tsar lui-même se reconnaît débiteur, au nom de l’Empire russe, de titres valant  cent quatre vingt sept Roubles et cinquante Kopecks émis par la Compagnie des Chemins de Fer de l’Ouest-Oural, appel de fonds à 4, 5% , émis en 1912."

Avant 1900, les Emprunts Russes enthousiasment les Français. Ils ont le sentiment d’exister à nouveau dans la vie européenne. Le Transsibérien est une oeuvre colossale qui, par son ampleur, rappelle la construction du Canal de Suez. D’ailleurs, Gustave Eiffel et Ferdinand de Lesseps ont été consultés. Partout, on se félicite que Jules Verne ait démontré la nécessité de cette voie ferrée. 

Deux trains vont exister

La curiosité et l’enthousiasme des Français est aussi avivée par l’initiative de la Compagnie Internationale des Wagons Lits. Cette société belge, qui a déjà crée le mythique Orient-Express, organise une "excursion" pour les deux lauréats du Concours Général d’Histoire et de Géographie, Marius Dujardin et Albert Thomas. Ceux-ci sont invités, du 5 au 24 août 1898, à découvrir le premier tronçon mis en service, de Moscou à Tomsk, en Sibérie Occidentale, soit 3.000 kms. Cette idée de promotion illustre une des originalités du Transsibérien de cette époque : deux trains vont exister, l’un, public, de l'Etat russe, avec un matériel russe, l’autre, privé, avec des voitures, des fourgons et du personnel de la Compagnie des Wagons-Lits. 

Le confort à bord y sera plus élaboré que dans l’autre avec un wagon salle de bains-salle de gymnastique, réservée à heure fixe par des voyageurs ne tenant pas compte du décalage horaire. La  cuisine se veut d’inspiration française ; il y a une abondante bibliothèque et un infirmier. Dans cet incroyable train de luxe où on trouve même un chenil, le règlement exige qu’on parle français. 

Sur la même ligne, qui est une voie unique, ces deux trains sont en concurrence, souvent aigüe. Chacun guette les imperfections et les améliorations de l’autre. Le Transsibérien État est jaloux du Transsibérien Express qui multiplie les avantages, en particulier celui-ci : à partir de 1910, des télégrammes sont affichés dans la voiture-restaurant, donnant, par les dépêches du New-York Herald, les nouvelles importantes. Le dispositif est également émetteur : on peut envoyer des messages depuis le train, un exploit technique qui aurait privé Michel Strogoff de son aventure !

En 1900, l'Alliance Franco-Russe est à nouveau glorifiée par une nouvelle visite du couple impérial russe en France. La parade militaire démontre que l'Alliance est aussi stratégique.

Le train le plus audacieux du monde

Au fur et à mesure de l’avancée des travaux, le Transsibérien devient le train le plus audacieux du monde. Ainsi, l’hiver, le lac Baïkal étant gelé, on pose 40 kms de rails sur l’eau gelée. Cette traversée permet de gagner du temps mais c’est risqué : en 1904, au moment de la guerre russo-japonaise, plusieurs locomotives, wagons et soldats sombreront dans les abîmes du Baïkal, le lac le plus profond du monde : 700 mètres !

Impressionnant aussi est le nombre de gares de Moscou à Vladivostok : 543 ! Certaines sont de simples maisonnettes de bois au coeur de la steppe. D’autres sont de véritables palais, souvent dans un style plus ou moins byzantin ; l'architecture leur donne souvent le profil d’une locomotive ! 

Avant la Première Guerre mondiale, les 9.303 km de la ligne principale sont parcourus en six jours et vingt heures. La cadence moyenne est de 56 km/h, ce qui constitue un nouveau record. Les locomotives sont souvent alimentées en bois : c’est un combustible qui ne manque pas dans la forêt sibérienne. Parmi les curiosités de ce train pas comme les autres, on peut citer le règlement, très original : à l’annonce d’une rame, reconnaissable à son panache de vapeur, le ou la garde-barrière doit rester en faction tant que la fumée de la locomotive est visible si le relief ou le profil de la voie le permet ! Autre curiosité : dans les gares, la seule heure indiquée est celle de Moscou. Mais au wagon-restaurant, deux pendules sont l’une à l’heure locale, l’autre à l’heure de Moscou. Une démonstration des fuseaux horaires, désormais indispensables dans les voyages lointains.

Dans ses premières années, le Transsibérien circule uniquement sur le territoire russe, pour développer l’économie sibérienne. Après de laborieuses négociations, un embranchement est aménagé pour que certains trains, sous le nom de Transmandchourien, puissent joindre Pékin. C’est compliqué : la différence d’écartement des voies impose de changer train. Puis une troisième branche, le Transmongolien, atteindra aussi Pékin via Oulan-Bator, en Mongolie. Comme l'Orient-Express, le Transsibérien devient un réseau reliant l'Europe à l'Asie. Par des correspondances, en 1907, le voyage Paris-Pékin dure 16 jours. Le billet comporte trente-sept coupons, un autre record mondial ! Une aventure digne de Jules Verne !

Le train, otage de la guerre et de la révolution 

En août 1914, le Transsibérien privé est supprimé. Cette présence étrangère, qui avait été souhaitée au nom des emprunts, est maintenant jugée insultante. Le trafic du train d'État sera à l’image de la Russie, chaotique et dangereux. Sur 2.500 km, deux cents convois sont bloqués. La guerre civile prend le relais de la guerre mondiale, dans une confusion totale, pour le contrôle de la ligne. Les Armées blanches et l’Armée rouge se battent souvent pour la maîtrise de la voie. Elle est parfois encombrée par des rames de fourgons où sont enfermés des malades contagieux... Les ravages de la peste, du choléra et de la grippe espagnole s’ajoutent à ceux de la guerre civile. En 1919, la retraite des Blancs en Sibérie est dramatique : on estime leurs pertes à au moins 500.000 victimes ! 

Après 1920 et le triomphe des bolcheviks, la circulation du Transsibérien, très délabré, reste vitale. Mais le matériel est en très mauvais état, les incidents et accidents nombreux. La remise en état est lente. Staline, mégalomane et sanguinaire, surveille particulièrement le Transsibérien soviétique. Il y voit des espions partout. En 1930, la voie est enfin doublée. Quand commencent les purges et les procès truqués, le maître de l’URSS, qui, comme Hitler, n’aime pas l’avion, voyage dans un Transsibérien spécial à partir du 1er mai 1933. Craignant un attentat, il fait placer des gardes le long de l’itinéraire. Son luxueux train de dictateur est souvent stationné à côté de rames sombres, fermées, inquiétantes. Ce sont les trains du Goulag. Ils déportent vers l’archipel de l’horreur des milliers de soi-disant "malades mentaux", dont personne n’admettra le martyre avant les années 1970.

Les trains d'Hitler ne peuvent envahir l'URSS 

Le 22 juin 1941, à 3h15 du matin, la rupture du pacte germano-soviétique redonne au Transsibérien une place essentielle et imprévue dans l’exode et la défense puisque Moscou est menacé et sa population évacuée. Mais, et c’est incroyable, l’état-major d’Hitler a oublié un détail : en Russie, l’écartement des voies est de 1,52m. En Allemagne, comme dans la plupart des pays européens, il est de 1,43m. Pourquoi cette différence en Russie ? Pourquoi une plus grande largeur ? 

Parce qu’en 1837, lorsque le tsar Nicolas 1er avait chargé un ingénieur d’organiser une première ligne russe dans l'Oural, ce technicien lui avait fait remarquer que si Napoléon avait eu le chemin de fer, il aurait pu envahir la Russie... Prudent, le souverain choisit un écartement plus large que le standard européen, ce qui donnera aux trains russes des dimensions impressionnantes. Tout le monde le sait. Pourtant, dans l’entourage d’Hitler, personne ne se souvenait de cette différence. Pour onze centimètres de plus, l’Allemagne nazie ne pouvait faire rouler ses trains blindés et ses canons sur rails en URSS ! Ce sera l’une des causes de l’échec de la brutale invasion hitlérienne, la fameuse "Opération Barbarossa" ! On espère que Staline a été reconnaissant à la mémoire du tsar Nicolas 1er pour sa perspicacité !

Le Transsibérien est l'unificateur de la Russie 

Aujourd’hui, un voyage en Transsibérien est inoubliable, surtout si l’on est à bord d’un train-croisière confortable avec des arrêts, un bon programme de visites, de spectacles, de découvertes de paysages magnifiques. Je conseillerai la branche du Transmongolien, Moscou-Pékin ou Pékin-Moscou, avec l’obligatoire et divertissant changement de train à la frontière mongole. La traversée du Gobi, ce désert en altitude en Mongolie, est inoubliable, tout autant que la découverte magique de ce joyau qu’est le lac Baïkal. Les diverses branches de ce train légendaire font partie du plus grand réseau ferroviaire au monde, avec plus de 85.000 kilomètres de voies. Le train est très présent dans la vie quotidienne russe. Il est tellement lié à son histoire que dans ce pays, comme en Inde, il y a un ministère des chemins de fer !

Vous voulez écouter les autres épisodes de ce podcast ?

>> Retrouvez-les sur notre site Europe1.fr et sur Apple Podcasts, SoundCloud, Dailymotion et YouTube, ou vos plateformes habituelles d’écoute.

>> Retrouvez ici le mode d'emploi pour écouter tous les podcasts d'Europe 1

 

 

"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars 

Cheffe de projet  : Adèle Ponticelli

Réalisation : Laurent Sirguy

Diffusion et édition : Clémence Olivier

Graphisme : Europe 1 Studio

 Bibliographie : Jean des Cars Dictionnaire Amoureux des Trains (Plon, 2006, réédition 2013)