Le prix remis à Roman Polanski aux César et la polémique qu'il a entraînée a suscité une vive controverse parmi les professionnels du droit (photo d'archives) 7:39
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Coline Vazquez
Dans son émission "C'est arrivé cette semaine", Patrick Cohen reçoit les avocates Claire Doubliez et Caroline Mécary pour évoquer la manière dont le débat public s'est emparé de la question des violences sexuelles. Empiète-t-il désormais sur le terrain de la justice, au détriment de celle-ci ? 
INTERVIEW

"Une inquiétante présomption de culpabilité s'invite trop souvent en matière d'infractions sexuelles". Voilà ce qu'on dénoncé plus d'une centaine d'avocates pénalistes, se revendiquant féministes, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde le 8 mars dernier. L'objectif : rappeler "les principes de la présomption d'innocence et de la prescription" après "la véhémente polémique qui a suivi la 45e cérémonie des Césars" et la récompense remise à Roman Polanski, accusé de viol. 

En guise réponse, une autre tribune, cette fois-ci signée par un collectif de femmes juristes dans la revue Dalloz le 11 mars veut La protection de l'Etat de droit pour tou.te.s. Assurant être "viscéralement attachées à la présomption d’innocence et au 'droit à l’oubli' organisé par les règles de prescription, promptes à dénoncer l’arbitraire et la surenchère répressive", elles se disent néanmoins "obligées de réagir à la tribune" de leurs consœurs. 

Quelle place accorder à ces principes de droit au sein du débat public ? Vaste question à laquelle ont tenté de répondre Claire Doubliez, avocate pénaliste et signataire de la première tribune ainsi que Caroline Mécary, avocate au barreau de Paris, signataire, elle, de la seconde, dans l'émission de Patrick Cohen C’est arrivé cette semaine, samedi sur Europe 1. Les deux femmes s'opposant non pas sur le combat contre les violences sexuelles, mais bien sur la façon dont le débat public s'en est emparé. 

Le débat public accusé d'être devenu une institution judiciaire

Selon Claire Doubliez, la tribune parue dans le quotidien du soir est "un rappel de principe". "Pour que la justice puisse exister, il faut qu'il y ait un respect des principes et un respect des règles de preuves", explique-t-elle, dénonçant "une totale stigmatisation de ce qu'on dit et de ce qu'on pense". De son côté, Caroline Mécary assure comprendre "la défense des grands principes de droits que sont la prescription et la présomption d'innocence" mais reproche à la tribune de sa consœur de considérer que champ pénal "devait régir absolument tous les débats publics". "Les principes dont il s'agit s'appliquent devant l'institution judiciaire il n'y a pas de doutes là-dessus. Mais le débat public n'est pas une institution judiciaire", affirme-t-elle, avant d'expliquer que, si elle a signé la tribune en réponse, c'est que, même "au nom de ces principes, on ne peut pas empêcher le débat public". 

Un débat public qui, à force de libération de la parole, est devenu une "justice concurrente" à celle qui s'exerce dans les tribunaux, selon Claire Doubliez. Et c'est bien là ce que l'avocate pénaliste dénonce : "On a une justice judiciaire qui, jusqu'à aujourd'hui avait le monopole de dire qui était coupable et sanctionner. Entre contrepartie de ce monopole, on offrait des garanties à toutes et à tous. Et on a maintenant l'émergence d'une justice via des réseaux sociaux où une parole en elle-même résume une mise en cause, une accusation, une dénonciation, un jugement et une condamnation sociale", déplore-t-elle.

Et de souligner ainsi les conséquences que cette liberté d'expression et le relais qui en est fait sur les réseaux sociaux peuvent avoir sur le débat général. A titre d'exemple, elle cite notamment le cas du cinéaste Woody Allen dont l'éditeur, une filiale d'Hachette, a refusé dernièrement de publier les mémoires. Le réalisateur est accusé depuis 1992 d'avoir agressé sexuellement sa fille adoptive Dylan Farrow quand elle avait sept ans. Des accusations revenues sur le devant de la scène depuis le début du mouvement "Me Too". 

Une institution judiciaire jugée défaillante

Pourquoi la parole de ces femmes a-t-elle tant besoin de passer par les réseaux sociaux ?, s'interroge l'avocate en face d'elle. Parce que, selon elle, "l'institution judiciaire, aujourd'hui, n'est pas en mesure de recevoir cette parole. [...] C'est une réalité et c'est cela qui doit nous choquer", lance-t-elle avant de poursuivre : "Quand vous êtes victimes de violences, vous allez avoir à faire à un commissariat ou a une gendarmerie, vous n'allez pas forcément être très bien reçue. On va quasiment systématiquement mettre en doute les faits que vous relatez. Votre plainte risque deux fois plus d'être classée que pour une autre infraction... C’est pour ça qu'il y a ces canaux qui s'ouvrent et qui permettent d'avoir le débat que nous avons aujourd'hui". 

Des accusations que Claire Doubliez réfute. Si elle reconnaît un manque de moyens, inhérent à tout le système judiciaire, l'institution est tout à fait capable de recevoir la parole des victimes. "Ce qui me paraît évident, c'est que dès l'instant qu'on a passé le prisme de la police ou de la gendarmerie où on a effectivement un problème de moyens, la parole des femmes dans une enceinte judiciaire est parfaitement entendue. Et je peux vous dire qu'arriver dans une salle d'audience quand on défend quelqu'un qui a commis ou qui est supposé avoir commis des faits à l'endroit d'une femme, c'est aujourd'hui extrêmement difficile. Car contrairement à ce qui est indiqué, la formation des magistrats est de prendre extrêmement au sérieux la parole des femmes", déclare l'avocate.

"Et c'est en ce sens qu'il me semble que le débat pourrait avoir lieu beaucoup plus sur le terrain judiciaire que sur le terrain des réseaux sociaux, parce que passer d'un contrôle par le patriarcat à un contrôle par le réseau social en ce qui me concerne et en ce qui concerne les signataires de la tribune ça ne nous va pas", conclut-elle.