On a passé une soirée aux urgences de Lyon

Europe 1 a passé une soirée aux urgences médicales et psychiatriques de l'hôpital Édouard-Herriot, à Lyon.
Europe 1 a passé une soirée aux urgences médicales et psychiatriques de l'hôpital Édouard-Herriot, à Lyon. © Margaux Baralon / Europe 1
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, envoyée spéciale à Lyon , modifié à
Nous avons passé une soirée aux côtés du personnel de santé des urgences médicales et psychiatriques, confronté à la problématique de l'engorgement des urgences et à la misère sociale.
REPORTAGE

"Prenez de grandes inspirations. Doucement. Il faut que ça parte du ventre", répète Juliette. "Imaginez une bougie. Vous soufflez doucement sur la bougie mais sans éteindre la flamme", conseille Margot. Une minute plus tôt, les deux infirmières étaient installées derrière leur comptoir d’accueil et plaisantaient comme seuls les gens qui épongent en permanence la douleur des autres peuvent le faire. Soixante secondes plus tard, aux alentours de 20 heures ce lundi, elles ont bondi près du brancard sur lequel est allongé un jeune garçon secoué de spasmes. Il a été amené par une ambulance et une voiture de police lorsque sa crise d’angoisse, déclenchée en garde à vue, est devenue ingérable.

Juliette, spécialisée en psychiatrie, décide rapidement de calmer le patient avec un anxiolytique avant de l’enfermer dans un box isolé, lumières éteintes. "Je vous ai donné un médicament qui apaise. Et maintenant, vous allez vous retrouver tout seul."

 

Prévenir avant, expliquer tout, ces professionnels de santé du service des urgences médicales et psychiatriques de l’hôpital Édouard-Herriot, à Lyon, s'y tiennent. "Tout passe toujours mieux quand on vous dit ce qui vous attend", souligne Margot derrière ses lunettes sages. La lumière qui s'éteint sur un jeune angoissé, les piqûres, les cachets, mais aussi l'attente, constitutive d'un service d'urgences qui enregistrera une cinquantaine de patients en une nuit. Celui-ci, qui accueillera Europe 1 vendredi pour une matinale spéciale en direct, s'occupe plus spécifiquement des cas les plus graves mais non traumatiques, ainsi que de ceux relevant de la psychiatrie. Mais doit composer également avec l'afflux de patients qui auraient plus leur place dans la salle d'attente d'un généraliste.

90 minutes d'attente se transforment en 3h30

Arrivée avant 19 heures pour une longue nuit de travail qui ne prendra fin qu'à 7 heures le lendemain, Margot est l’infirmière organisatrice de l’accueil. Autrement dit, à 26 ans, elle est la première ligne, celle qui établira un diagnostic préliminaire pour les malades ne relevant pas de la psychiatrie et va les "classer" par ordre de priorité. Du niveau 1, le plus urgent (un arrêt cardiaque par exemple), à 5, pour les personnes qui auraient en réalité pu se tourner vers un médecin généraliste. De ce niveau dépend le temps d'attente.

Margot

Une jeune femme venue consulter pour des douleurs persistantes depuis deux semaines est immédiatement classée en "tri 3". "Elle a déjà vu un médecin traitant, elle a perdu du poids, et les douleurs abdominales on ne sait jamais vraiment trop ce que c'est à première vue", explique Margot. "En théorie, elle devrait attendre moins de 90 minutes." En pratique, ce soir, cette patiente peut en avoir pour 3h30. L'infirmière lui propose un Spasfon, avant de la renvoyer sur son siège. Dans les couloirs aux couleurs passées, sous des couvertures ou dans leurs manteaux, certains patients "psy" et ceux qui ne peuvent pas tenir en position assise s'alignent sur des lits.

"On peut boxer deux patients au 1 et au 3." L'un des "externes", ces jeunes étudiants entre leur 4e et leur 6e année de médecine, vient de prévenir que des boxes, ces petits espaces de consultation, se sont libérés. Deux personnes vont pouvoir quitter la salle d'attente. Mais elles ne verront probablement pas la médecin urgentiste de garde cette nuit-là tout de suite. 

Un aide-soignant, un externe ou un interne, ces étudiants en médecine plus chevronnés, viendront d'abord à leur chevet, reposeront les mêmes questions que Margot. "Je suis l'éclaireur, tant que ce n'est pas trop grave", lâche Kevin, sourire indéboulonnable aux lèvres, toujours capable de dégainer une conversation badine pour répondre à l'anxiété des malades. "Je fais le lien entre l'entrée et le docteur." Près de trois heures après son arrivée, le jeune homme et Maxime, l'interne, examineront la jeune femme venue pour ses douleurs abdominales.

"Les gens viennent pour un mal de gorge parce qu'ils n'ont pas d'autre solution"

Elle aurait aimé un bilan gastroentérologique, qu'elle a tenté d'obtenir auprès d'un autre hôpital. Face aux trois semaines d'attente annoncées pour obtenir un rendez-vous, elle a préféré venir aux urgences. "Je ne remets pas en cause le fait que vous ayez mal. Mais nous, on ne fait pas ça", explique doctement Maxime. La jeune femme pourra repartir après un électrocardiogramme, que Kevin lui fait passer pour écarter toute perspective inquiétante. Est-ce qu'elle aurait dû ne pas venir ? "Je n'aime pas dire ça", nous répond l'externe après une seconde d'hésitation. "Quand on a mal, c'est normal de chercher une solution." Dans ce service d'urgences, qui voit passer environ 100 personnes chaque jour, on estime à la moitié le nombre de cas qui relèvent d'une simple consultation médicale.

Photo-Maxime-ok

"Cela augmente de plus en plus depuis cinq ans", constate Marie-Cécile Anezo, la médecin urgentiste de garde cette nuit-là. "Les gens viennent aux urgences pour un mal de gorge, un rhume." Derrière ses petites lunettes, celle qui officie aux urgences depuis sept ans ne laisse poindre aucun agacement. "Dans les déserts médicaux, mais aussi les centre-ville comme ici, où les médecins généralistes refusent les nouveaux patients, les gens n'ont pas d'autre solution." 

En psychiatrie, Juliette observe la même chose. Pour désengorger les urgences, il faudrait "des gens moins seuls", estime l'infirmière qui trotte et galope en permanence, quand elle ne distille pas une recette de sauce citron pour le poisson entre deux coups de fil. "On reçoit beaucoup de gens qui n'ont personne à qui parler. Il faudrait un accès plus facile aux soins, aux médecins traitants et à la psychiatrie, qui permettrait que ces gens-là soient pris en charge sans avoir besoin de venir aux urgences à 2 heures du matin."

Il est hors de question de renvoyer qui que ce soit : Édouard-Herriot est un hôpital public, qui se doit d'accueillir tout le monde. Plus que de la frustration, Marie-Cécile Anezo y voit un risque. Celui de "rater un patient grave, perdu au milieu du flot". "Là, c'est qu'on n'a pas fait notre boulot." Autre conséquence de l'engorgement : l'attente qui met les nerfs de tout le monde à rude épreuve.

Margot est bien placée pour le savoir, "c'est à l'accueil qu'il y a le plus d'agressivité". "L'agacement ne vient pas des gens qui viennent pour rien, mais du fait qu'ils n'entendent pas quand on leur répond ça", précise Juliette. "On est dans une société du 'tout, tout de suite'. Pour certains, il est intolérable qu'on leur dise que oui, la gastro ça fait très mal, mais que non, ils ne vont pas mourir demain et qu'on ne peut rien faire pour eux."

"Il y a énormément de misère sociale"

À l'accueil, les choses s'accélèrent à mesure que l'heure avance. La nuit charrie son lot d'accidents, de violences, mais aussi de solitude et de misère. Un septuagénaire a perdu connaissance dans ses toilettes et s'est cogné la tête, s'entaillant l'arrière du crâne. Aux policiers venus pour le gardé à vue en crise d'angoisse s'ajoutent d'autres agents, qui encadrent un jeune homme trouvé ivre sur la voie publique après avoir tenté de donner un coup de couteau dans une rixe.

Couloir-hôpital

Il a des antécédents psychiatriques et une plaie à soigner, ce qui justifie que Marie-Cécile et le psychiatre de garde l'examinent pour certifier que son état est compatible avec une garde à vue. "Au bout d'un moment, les policiers qui travaillent de nuit, on les connaît", sourit Juliette alors que le nombre d'uniformes sombres tend à dépasser celui de blouses. Un homme est admis en psychiatrie après une tentative de suicide. Il s'est allongé derrière un camion en attendant de se faire rouler dessus. "Des états dépressifs, on en a énormément", souligne Juliette. Une femme de 71 ans arrive sur un brancard, complètement ivre. La pétulante infirmière psy la connaît. "La dernière fois, les pompiers l'avaient ramassée dans un fossé juste en face de chez elle. Elle avait tellement bu, elle avait roulé dedans."

Des "habitués", les urgences en reçoivent plein. Il y a ce vieux de 75 ans qui fait sa tournée pour trouver un service où dormir, où prendre un café, où manger en salle d'attente, et ne s'arrête de brailler que lorsqu'on lui a fait une photocopie de sa carte d'identité. Il en a toujours une cinquantaine sur lui. Certains cas font moins sourire. Celui de cette jeune femme qui arrive toujours avec un taux d'alcoolémie compris entre 4 et 6g/L par exemple. Par deux fois, les urgences l'ont suivie pendant sa grossesse, qui n'a pas ralenti son rythme de boisson. Les deux enfants, lourdement handicapés à la naissance, ont été placés. 

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La localisation des urgences d'Edouard Herriot explique en partie que ce type de patients soient si nombreux. "Cela reste une porte en plein centre-ville, il y a énormément de misère sociale. On a beaucoup de personnes alcoolisées, précaires", note Juliette. 

Mais l'infirmière psy observe aussi par ailleurs ce qu'elle appelle une "psychiatrisation" de la société. "On veut psychiatriser les ruptures amoureuses par exemple. La société a du mal à supporter la tristesse. Tu n'as plus le droit de pleurer, d'être triste, en colère. On nous envoie des mamans qui ont perdu leur gamin il y a 24 heures parce qu'elles pleurent et veulent mourir. Mais quelque part, c'est normal de ressentir ça. Je ne peux rien y faire." 

"Je ne peux pas sauver tout le monde"

Si les patients doivent s'accommoder de cette impuissance, le personnel de santé aussi. "Je ne peux pas sauver tout le monde", reconnaît Lionel, infirmier psychiatrique. "Je ne suis pas l'émissaire du Vatican, je ne travaille pas pour Lourdes." La veille, il s'est heurté à une femme agitée, qui réclamait des opiacés sans attendre. Il a refusé et elle est partie, non sans avoir fait un esclandre en salle d'attente. "Peut-être que je suis passé à côté de quelque chose. Mais je ne peux pas lui sauter dessus, la retenir manu militari." 

Kevin-suture

À 6h30, celui qui œuvre aux urgences depuis une dizaine d'années est venu relever Juliette. Margot, elle aussi, passe la main à l'accueil. La nuit a été harassante, avec des arrivées en continu. "Pas forcément des cas très graves, mais tout le temps, sans ces temps morts qui permettent parfois de respirer." Les yeux disparaissent derrière les lunettes, les cheveux s'échappent des barrettes, le maquillage a un peu coulé et la fatigue s'est installée sur les épaules. Dans la cuisine du personnel, les travailleurs de nuit, après avoir claqué la bise à ceux du matin, ne rêvent que d'une douche et d'un lit.

Vers 8 heures, dans les couloirs, la septuagénaire ivre la veille au soir fait quelques pas, entre les lits où gisent d'autres patients qui ont passé la nuit ici. Kevin suture l'homme tombé dans ses toilettes, un peu plus de huit heures après son admission. Dans le bureau médical, Marie-Cécile passe la main à sa collègue avant d'aller donner un cours dans un autre bâtiment de l'hôpital. Ensuite, elle aura une réunion. Puis, une urgence de chaudière cassée. Ensuite seulement, un peu de repos. Chacun le sait ici, les urgences, c'est exigeant. "Addictif", aussi, confie Lionel, qui a fait le choix de ne pas avoir de vie de famille. "Je n'ai pas la place. Je m'occupe des autres ici et je n'aurais pas le temps, psychiquement, de passer du temps avec quelqu'un. Quand je rentre, il faut que cela s'arrête."