"Autant en emporte le vent" : supprimer le mot "nègre" dans la traduction est une "catastrophe"

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Ugo Pascolo avec AFP
Invité d'Europe 1 ce jeudi alors que parait une retraduction du roman "Autant en emporte le vent", l'historien spécialiste de la colonisation Pascal Blanchard estime qu'il s'agit d'une "catastrophe". De fait, le mot "nègre" a été expurgé et selon lui, cela revient à faire table rase du passé en prétendant que le racisme n'a jamais existé.
INTERVIEW

En plein mouvement contre les violences policières et le racisme, une tempête s'abat sur Autant en emporte le vent. Cette oeuvre est, au départ, un livre, écrit par Margaret Mitchell et publié en 1936. Il a ensuite été adapté à l'écran avec un film devenu culte. Et l'histoire, qui se déroule au sein d'une famille américaine sudiste pendant la guerre de Sécession, témoigne du racisme prégnant de l'époque. Au vu de l'actualité, la plateforme de streaming HBO Max a décidé mercredi de retirer provisoirement de son catalogue le film pour y adjoindre un avertissement afin de le contextualiser. 

Hasard du calendrier, une nouvelle traduction du roman paraît chez Gallmeister ce jeudi. Cette version supprime notamment le mot "nègre", pourtant employé très souvent par les personnages, comme c'était le cas à l'époque où se déroule l'histoire. Mais pour Pascal Blanchard, historien spécialiste de la colonisation, de l'immigration, des discriminations et du racisme, cette traduction édulcorée est une "catastrophe".

Des éléments de compréhension nécessaires

"Soit un livre n’est plus approprié pour le temps présent, on ne conseille plus de le lire et on n’en parle plus, soit on considère qu’il est important de le lire pour comprendre le passé" avance-t-il au micro d'Europe 1 ce jeudi matin. "Dans ce cas là, on le lit exactement avec les mots de l’époque, mais on le précède d’éléments de compréhension comme une introduction écrite par des chercheurs, ou encore un travail de sémiologie sur les mots. C'est indispensable."

Une retraduction et un risque pour les générations futures

"Mais l’entre deux est une catastrophe : dans 20 ans, ceux qui liront pour la première fois ce livre auront le sentiment qu’il ne s’est rien passé à l’époque, que le mot 'nègre' n’a jamais existé. C’est dramatique pour fabriquer de la pédagogie, du savoir, de la compréhension et de l’éducation." Pour l'historien "on ne change pas les livres, on ne réécrit pas les archives, on ne refait pas les films. Sinon ce n'est plus de l'Histoire, ce sont des fakes news."

Éduquer et expliquer plutôt que détruire

Un argument que Pascal Blanchard applique également aux statues de figures historiques que certains manifestants contre le racisme appellent à déboulonner. Comme celle de Colbert, initiateur du Code noir réglementant l'esclavage dans certains territoires du royaume de France à partir de 1685, située devant l'Assemblée nationale à Paris. L'historien est favorable à la pose d'une plaque pour "remettre dans le contexte ce personnage pour permettre aux gens de réfléchir, mais aussi d'expliquer ce qu'était le Code noir et ce qu'il a produit". "Il faut expliquer qu'il y a une facette de Colbert qui fait débat, et c'est bien qu'on en parle", résume l'historien au micro d'Europe 1. 

Une démarche qu'il appelle également à mettre en oeuvre pour d'autres figures historiques comme "Napoléon Bonaparte, qui a rétabli l’esclavage, ou Jules Ferry, qui a prononcé en 1886 un discours sur les races supérieures et inférieures".  Car là-aussi, "si on enlève toutes les traces, dans 20 ans il n'y aura plus aucun élément prouvant que cela [le racisme, ndlr] a existé, et on pourra remettre en cause son existence". 

La France doit réaliser "un vrai travail de mémoire sur la colonisation"

S'il reconnaît qu'il est plus "difficile de miser sur l'éducation" que de faire table rase du passé, l'historien pointe qu'il serait "trop facile de pouvoir rendre le monde meilleur en brûlant des livres et en détruisant des statues". C'est pour cela qu'il souhaite que "la France réalise un vrai travail de mémoire sur la colonisation" et avance qu'il est temps de "faire entrer le passé colonial au musée". "Sans politique publique de mémoire, les gens ont un rapport compliqué avec ce pan de l'Histoire et ils pensent que le pays est toujours raciste."

La violence qui peut surgir des manifestations contre les violences policières et le racisme serait donc selon lui "le bilan de 60 ans de silence sur ce passé colonial". Et de conclure : "On a pensé qu'avec la fin de l'empire [colonial français] tout s'arrêterait mais non, l'Histoire a continué."