"Juifs de France" ou "Français juifs"? "Pas que de la linguistique"

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ÉCLAIRAGE - Une couverture sur "Les Juifs de France" de L'Express a suscité la réaction agacée d'un lecteur que l'expression était censée désigner. Pourquoi ? Europe1 a posé la question à un linguiste.

"Juifs de France, la force de l'attachement". La une du hors-série n° 28 de L'Express est mal passée auprès de l'un des abonnés de l'hebdomadaire, François Heilbronn, un professeur des universités, de confession juive. "Vous me renvoyez à mon statut pré-émancipation, de Juif d’abord", a fustigé l'intéressé dans une lettre ouverte adressée samedi au directeur de la rédaction, Christophe Barbier.

Ce n'est pas la première fois que des Français - de religion juive mais aussi musulmane - ne se reconnaissent pas dans la façon dont les médias ou les politiques les désignent : régulièrement, les formulations mêlant nationalité et religion - "Français d'origine musulmane", "Juifs français"… - suscitent le débat. Pourquoi ? Europe1 a posé la question à Alain Bentolila*, professeur de linguistique à l’université de Paris Descartes depuis trente ans… et juif.

"L'appartenance à une communauté n'est pas une identité". A titre personnel, Alain Bentolila, n'est pas choqué par le titre de L'Express. Il n'est pas le seul : comme le souligne Christophe Barbier dans sa réponse au lecteur "blessé" par la formule "Juifs de France", des personnalités et organisations juives revendiquent, elles, cette appellation. Pour le linguiste, cette polémique, comme d'autres, est révélatrice d'un climat : "on est obnibulés par les priorités d'appartenance et on se dispute là-dessus". Pour le linguiste, cela dénote aussi une confusion entre l'appartenance à une communauté - religieuse ou nationale - et l'identité d'une personne. Or, "l'appartenance à une communauté n'est pas une identité", souligne l'universitaire. 

"Je n'ai pas choisi de naître français ou juif. Il se trouve que je suis français et juif ", explique-t-il. Une double appartenance qui ne dicte pas son identité, insiste-t-il : "j'appartiens à une communauté juive mais mon identité n'est pas d'être juif séfarade". Pour le linguiste, donc, on ne devrait pas réduire l'identité de quelqu'un à son appartenance à telle ou telle communauté : "je reste une personne singulière avec une liberté de penser qui m'est propre, sur le conflit israélo-palestinien par exemple", explique-t-il.

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"Une idée de la façon dont on me voit". Pourquoi, alors, ces "querelles d'appartenance" récurrentes  telle que celle déclenchée par la Une de l'Express ? Si chacun est libre de mettre le curseur où il le souhaite concernant ses appartenances - français et juif/musulman/catholique, par exemple - le sujet devient sensible lorsque ce n'est pas l'intéressé lui-même qui choisit la formulation qui va le caractériser : "quand une personne extérieure me qualifie, cela me donne une idée de la façon dont on me voit", pointe le linguiste. Or, chaque formule est porteuse d'une nuance et une personne se reconnaîtra dans l'une, elle en heurtera une autre.

Voici, pour le linguiste, les différences induites par la manière de présenter une personne à la fois française et juive (le raisonnement vaut pour les autres religions) :

>> Juif de France/ Juif français : "la personne est d'abord définie par appartenance à la religion, sa nationalité française apparaît comme secondaire"

>> Français juif : "la nationalité prime sur la religion"

>> Français de confession juive : "je suis un Français, mais pas n'importe lequel. Ma religion est la religion juive". 

>> Français d'origine juive : "cela laisse entendre qu'il y a une histoire de rupture derrière, celle, par exemple, d'une personne dont la famille est catholique depuis trois générations mais qui, auparavant, avaient des ancêtres juifs".

Un problème linguistique insoluble ? On le voit, aucune des formulations listées ci-dessus n'est neutre. Une ambigüité qui découle de la langue française elle-même : "en France, le lien déterminé/déterminant est quasiment un lien de subordination. En disant 'Juif français' ou 'Français juif', on induit donc un rapport de priorité et de hiérarchie". Or, pour l'universitaire, "il ne devrait pas y avoir de hiérarchie entre le fait d'être français et le fait d'être juif. Il s'agit de deux appartenances distinctes, mais à égalité, qu'il n'y a pas lieu de lier".

Lier les deux appartenances dans une seule formulation est inévitablement réducteur et c'est là que le problème linguistique devient "un problème moral et philosophique", selon lui : "on lie deux choses qui devraient être sérieusement séparées", estime le linguiste.

"Je suis Charlie. Je suis catholique. Je suis musulman. Je suis juif". Le casse-tête serait donc sans issue pour les médias ? Pour Alain Bentolila, il aurait sans doute été plus consensuel pour L'Express d'opter pour la formulation "Juifs en France". Mais, aux yeux du linguiste, pour mettre vraiment les appartenances sur un pied d'égalité la seule solution est de sortir du lien déterminant/déterminé en juxtaposant les appartenances… comme dans la formule "idéale", selon lui, née après les événements de janvier : "je suis Charlie. Je suis catholique. Je suis musulman. Je suis juif".

* Alain Bentolila est l’auteur de Comment sommes-nous devenus si cons ?, aux éditions First