Le Sénat peut-il faire capoter la réforme constitutionnelle ?

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Margaux Baralon , modifié à
PARLEMENT - La commission des Lois du Sénat a choisi, mercredi, de modifier le contenu de la révision constitutionnelle. Un accord sur un texte commun avec l'Assemblée semble donc compromis.

Auditionné par la commission des Lois du Sénat mardi matin sur la révision constitutionnelle, Manuel Valls avait été très clair. "Le gouvernement vous invite […] à adopter l'article 2 de cette révision constitutionnelle [sur la déchéance de nationalité] dans les mêmes termes", avait déclaré le Premier ministre aux sénateurs. C'est peu dire que l'exigence est mal passée. Non seulement le président de la commission des Lois, le sénateur LR Philippe Bas, a estimé que la Chambre Haute "n'a pas de leçons à recevoir en matière de lutte contre le terrorisme". Mais surtout, les sénateurs, majoritairement à droite, ont profondément modifié le projet de loi voté par l'Assemblée nationale le 10 février dernier.

  • Que s'est-il passé au Sénat ?

Le retour de la binationalité. Réunie mercredi matin, la commission des Lois du Sénat a pris le contre-pied des députés sur la déchéance de nationalité. L'Assemblée nationale avait en effet choisi de ne pas viser explicitement les personnes binationales. La version votée en commission des Lois au Sénat revient au projet de loi initial du gouvernement, précisant que la déchéance "ne peut concerner qu'une personne […] disposant d'une autre nationalité que la nationalité française". "L'apatridie est, sur le plan des principes, quelque chose de tout à fait inacceptable", a déclaré Philippe Bas, également rapporteur du texte, pour justifier cette modification.

" L'apatridie est, sur le plan des principes, quelque chose de tout à fait inacceptable "

La déchéance pour les crimes uniquement. En outre, les sénateurs de la commission ont réduit les possibilités de déchéance de nationalité aux binationaux ayant commis "un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation". Les députés, eux, avaient voté une version permettant de déchoir aussi les personnes ayant commis un délit du même ordre. Enfin, les sénateurs ont voulu que la déchéance de nationalité soit conditionnée à un avis conforme du Conseil d'Etat, quand l'Assemblée nationale préférait qu'elle soit laissée à la discrétion d'un juge judiciaire. Pour Philippe Bas, la formule du Sénat sur la déchéance de nationalité est "plus proche des propositions du président de la République" faites le 16 novembre, trois jours après les attentats de Paris.

Encadrement de l'état d'urgence. L'article 1er de la révision constitutionnelle, sur l'état d'urgence, a également été modifié par le Sénat. La version de l'Assemblée mentionnait que l'état d'urgence puisse être déclenché en cas d'événement "présentant le caractère de calamité publique", ce que les sénateurs ont préféré supprimer. Ces derniers ont également raccourci la durée de l'état d'urgence, en cas de prorogation, à trois mois au lieu de quatre. La commission des Lois du Sénat a précisé que les mesures prises sous l'état d'urgence devaient être "strictement adaptées, nécessaires et proportionnées". Mais surtout, les sénateurs veulent qu'une loi organique "détermine les conditions d'application" de l'état d'urgence.

  • Pourquoi cela coince avec l'Assemblée ?

Crispation sur l'état d'urgence. Ce dernier point n'est pas le plus médiatisé, mais il pourrait devenir le plus sensible politiquement. Il entraîne en effet, au grand dam des députés, un encadrement beaucoup plus strict de l'état d'urgence. Celui-ci devra obligatoirement subir un contrôle préalable par le Conseil constitutionnel. En outre, les pouvoirs du Sénat sont renforcés dans le cadre d'une loi organique, puisque l'Assemblée nationale ne peut avoir le dernier mot du processus législatif qu'avec une majorité absolue.

Les socialistes se déchirent sur la déchéance. La déchéance de nationalité suscite, encore et toujours, des débats houleux. Réserver ce dispositif aux binationaux est inacceptable pour de nombreux élus socialistes, qui y voient une forme de discrimination. En première lecture, en février, beaucoup avaient conditionné leur vote à la suppression de toute mention à la binationalité. Il y a peu de chances pour qu'ils aient changé d'avis lors d'une seconde lecture. Orateur principal des députés socialistes sur la révision constitutionnelle, Patrick Mennucci a d'ailleurs fustigé, dans un communiqué, des "dispositions scandaleuses" adoptées par le Sénat. "Avec le texte qu'ils viennent de voter, les sénateurs de droite démontrent qu'ils préfèrent la stigmatisation et l'ostracisation d'une partie de nos compatriotes à l'union nationale contre les ennemis de la Nation."

" Les sénateurs de droite démontrent qu'ils préfèrent la stigmatisation et l'ostracisation d'une partie de nos compatriotes "

La droite pourrait traîner des pieds. Quant au fait de pouvoir déchoir de sa nationalité une personne condamnée pour un délit, c'est une concession faite par le gouvernement à une partie de la droite, et notamment le président des Républicains, Nicolas Sarkozy. Là encore, la disparition de ce point pourrait réduire le nombre des voix en faveur de la révision constitutionnelle.

  • Pourquoi la révision constitutionnelle est-elle compromise ?

Pas de commission mixte paritaire. Le Sénat examinera la révision constitutionnelle en séance publique les 16 et 17 mars prochain, avant un vote le 22 mars. Si les sénateurs adoptent le texte proposé par leur commission des Lois, alors celui-ci reviendra à l'Assemblée pour une seconde lecture. Car dans le cadre d'un texte constitutionnel, aucune commission mixte paritaire n'est organisée en cas de désaccord entre le Sénat et l'Assemblée. Les deux chambres disposant du même pouvoir, aucune ne peut avoir le dernier mot.

Accord obligatoire. Un accord sur un texte commun est donc indispensable. S'il n'est pas trouvé, il sera impossible pour le gouvernement de réunir le Parlement en Congrès et de tenter d'obtenir les 3/5 des voix nécessaires pour adopter la révision constitutionnelle. L'exécutif ne pourra pas non plus choisir de soumettre sa réforme au référendum, puisqu'il lui faut avoir un texte approuvé par les deux chambres. La révision constitutionnelle sera donc condamnée à une navette parlementaire sans fin.

L'option de l'article 11. Il reste cependant une option à François Hollande : passer par l'article 11 de la Constitution, qui permet au président de la République de soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics. C'est ce qu'avait fait le général de Gaulle en 1962 pour introduire l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel direct. A l'époque déjà, cet usage qui permet de court-circuiter le Parlement avait été très critiqué, notamment par la gauche. Il serait très délicat politiquement pour le gouvernement de s'engager dans cette voie.