La lente "européanisation" de la Roumanie, 30 ans après Ceausescu

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Jean-François Pérès, édité par Margaux Lannuzel , modifié à

Le 22 décembre 1989, le dictateur roumain et son épouse fuyaient Bucarest à bord d'un hélicoptère, sur fond de contestation populaire. Dernier régime totalitaire à tomber après la chute du mur de Berlin, le pays allait lentement évoluer jusqu'à adhérer à l'Union Européenne, en 2007, sans parvenir à faire totalement la paix avec son histoire. Europe 1 s'est rendue sur place. 

Il y a 30 ans jour pour jour, le 22 décembre 1989, le dictateur roumain Nicolae Ceausescu et sa femme Elena fuyaient Bucarest à bord d’un hélicoptère, tandis que la contestation faisait rage dans la capitale roumaine et dans le pays. Cette fuite marquait la fin de 45 années d’un communisme souvent impitoyable, dans un État économiquement exsangue et caractérisé, dans ses dernières années, par un culte de la personnalité absurde. Trois décennies plus tard, quel est l'héritage de cette chute sanglante ? Europe 1 s'est rendue en Roumanie pour interroger témoins et acteurs de ces événements historiques.  

L'appel à l'aide du pasteur Laszlo Tokes 

Tout a commencé à Timisoara, la plus grande ville de l’Ouest roumain, tout près des frontières serbe et hongroise. L’événement déclencheur de cette page d’histoire est un appel à l’aide : celui du pasteur protestant de la ville, Laszlo Tokes. Depuis des mois, cet homme d’origine hongroise critique ouvertement la politique de "systématisation" de Ceausescu, qui veut rassembler les paysans dans des ensembles modernes, avec pour conséquence la destruction de milliers de villages traditionnels… et de leurs églises.

Tokes parle à la télévision hongroise, captée dans une partie de la Roumanie. Devenu de plus en plus gênant pour le pouvoir, il est menacé d'exil. Alors, le 15 décembre, il demande à ses fidèles de le défendre. Et ceux-ci s'exécutent : des dizaines, puis des centaines, puis des milliers de Roumains - pas forcément protestants, dans ce pays à 85% orthodoxe - forment une chaîne humaine devant chez lui, pour empêcher les autorités de l'emmener, avec sa femme enceinte.

Rapidement, la situation dégénère.  Les ouvriers se joignent au mouvement et en profitent pour critiquer le dernier régime totalitaire encore debout, après la chute du mur de Berlin un mois plus tôt. Entre le 16 décembre et Noël, on comptera 100 morts rien qu’à Timisoara. 

" Je suis allé voir mon rédacteur en chef et je lui ai dit : "il va tomber" "

"On a appris que Nicolae Ceausescu, le chef du pays, avait maintenu sa visite d'Etat en Iran, pour le 17, donc le lendemain des émeutes", témoigne au micro d'Europe 1 Nicolas Don, l’un des premiers reporters étrangers présents sur place. "Je suis allé voir mon rédacteur en chef, j'étais à Radio France International à l'époque, et je lui ai dit : il va tomber", se souvient le reporter. "Donc j'ai sauté dans un avion pour Belgrade, j'ai loué une voiture et je suis allé me coller à la frontière. J'ai attendu que le régime tombe. J'étais le premier à être rentré et je suis resté deux jours à Timisoara."

Malgré une immense manipulation autour de faux charniers et des milliers de victimes supposées - qui n’étaient que des morts de la morgue et de la fosse commune qu’on avait déterrés - Timisoara restera comme LA ville symbole de ces événements historiques. 

"D'un coup, on voit des gens qui crient 'liberté, liberté'"

Et pendant ce temps, que fait Ceausescu ? De retour de Téhéran, le chef d'État prend enfin la mesure de la gravité de la situation. Il dénonce, comme de coutume dans les régimes communistes, une "agression étrangère" et le fait de "hooligans". Mais les événements lui échappent, malgré cette répression sanglante. Le 21 décembre, il convoque ses fidèles à Bucarest pour un grand meeting. Des cris se font entendre, apparemment consécutifs à d’étranges bruits d’armes automatiques, factices ou non. Ébranlé, le dictateur est impuissant. Sa garde rapprochée lui demande de se retirer alors que le chaos menace. 

A l'époque, Cristian Preda est étudiant. "Je sortais d'un examen et je vois une foule qui crie et qui court sur les boulevards aux alentours", raconte le désormais doyen de la faculté de Science Politique de Bucarest. "On avait seulement une expérience paisible de la vie du communisme, c'était la paix du cimetière... Rien ne se passait, personne ne criait dans la rue !", se rappelle celui qui deviendra eurodéputé. "Et d'un coup, on voit des gens qui crient 'liberté, liberté, mort au dictateur' et puis qui commencent à chanter ce qui est devenu depuis l'hymne national, 'Réveille-toi roumain'. C'est vraiment l'image qui me vient en tête chaque fois que l'on discute de la révolution."

" C'était l'un des moments rares de l'Histoire où les hommes sont prêts à donner leur vie et leur liberté pour un idéal moral "

Le lendemain, le 22 décembre, à 12h08, un hélicoptère décolle du toit du bâtiment du comité central du Parti Communiste. Il transporte Ceausescu et sa femme Elena, encore plus détestée que lui, pour une destination encore inconnue. Pendant ce temps, la radio et la télévision se rebaptisent "libres". À ce moment-là, depuis quelques heures déjà, le centre de Bucarest est livré à une sorte d’anarchie. Des barricades sont dressées. On ne sait pas qui tire sur qui, ni pourquoi. On craint les représailles de la Securitate, la police politique. On soupçonne la présence de terroristes étrangers à la solde de Ceausescu.

© Jean-François Pérès/Europe 1

"Ceux qui se sont rassemblés sur la place de l'Université ont résisté à des chars de guerre", confie en exclusivité à Europe 1 Emil Constantinescu, ancien président roumain. "C'était l'un de ces moments rares de l'Histoire où les hommes sont prêts à donner leur vie et leur liberté pour un idéal moral. Mon fils a été présent dans la barricade de l'hôtel Continental, jusqu'à un quart d'heure avant l'arrivée (...) des chars et des troupes qui ont tué des dizaines de personnes. J'ai réussi à le récupérer par hasard, parce que toutes les personnes qui revenaient ont été arrêtées."

Un procès aux allures de "mascarade judiciaire"

L’armée fraternise finalement avec la foule, mais le bilan est terrible : près de 1.000 morts en quelques jours. Et le 25 décembre 1989, le soir de Noël, le monde stupéfait découvre les images de l’exécution des Ceausescu. Conduit dans une caserne militaire de Targoviste, à 80 km de la capitale, le couple a été jugé par une cour martiale hétéroclite, dont la composition ne cessera jamais de faire jaser. Ceausescu a d'ailleurs identifié certains de ses membres, d'anciens proches devenus procureurs. 

Le "procès" a duré moins d'une heure. "C'était un moment très difficile. Ils ont considéré que c'était très bien d'éliminer Ceausescu", décrypte pour Europe 1 Cristian Pârvulescu, l’un des analystes politiques les plus respectés de Roumanie. Refusant de répondre devant un tribunal qu'ils ne jugent pas légitime, les époux sont condamnés à mort pour "génocide", entre autres, puis exécutés sommairement par des militaires, contre un mur. Des dizaines de balles cribleront le corps et la tête d’Elena Ceausescu. 

" Le procès de Ceausescu n'a pas été public, pour éviter le débat sur la responsabilité du régime communiste "

"Ce n''était pas du tout un bon début pour une démocratie, ce crime", souffle  Cristian Pârvulescu. "Parce que c'était un crime, c'était un assassinat, même s'il était justifié par le moment révolutionnaire." Emil Constantinescu, auteur d'un livre intitulé Le Péché originel, dans lequel il déplore cet épilogue violent, évoque lui une "mascarade judiciaire". "Le procès de Ceausescu (...) n'a pas été public, pour éviter le débat sur la responsabilité du régime communiste. Toutes les personnes que j'ai connues dans ce moment auraient voulu que Ceausescu soit jugé dans un véritable procès de la dictature et du communisme."

L'histoire lui donnera raison. Dès le 22 décembre, des reportages montrent des manifestants qui crient : "jugez-le, jugez-le".  La diffusion des images de l’exécution est le dernier électrochoc de cette semaine irréelle. Mais petit à petit, les choses se calment. Le nouveau pouvoir, symbolisé par l’ancien dissident Ion Iliescu, un proche de Gorbatchev, et Petre Roman, ingénieur moderne et polyglotte au physique d’acteur hollywoodien, va pouvoir s’installer et préparer des élections libres. 

"Les nostalgiques se trompent complètement"

Quelles traces cet épisode a-t-il laissé ? Pour le savoir, Europe 1 s'est rendue sur la tombe des Ceausescu, dans un faubourg de Bucarest. Dans ce lieu chargé de fantasmes et de polémiques, le couple a été enterré à la hâte et séparément, le soir du 30 décembre 1989, dans un cimetière militaire. L’organisateur était Gelu Voican Voiculescu, l’un des juges présents lors du procès, et des doutes ont subsisté pendant des années sur la présence réelle des Ceausescu dans ce cimetière… À tel point qu’au début des années 2010, les corps ont été exhumés, puis déplacés dans le cimetière civil voisin, où ils reposent désormais côte à côte. 

© Jean-François Pérès/Europe 1

"Comment voulez-vous mettre une croix pour quelqu'un qui a détruit des églises ?", interroge Valentin, un retraité Roumain rencontré alors qu'il entretient la tombe de son épouse, tout près de celle de l'ancien dirigeant, en marbre rouge foncé. De tout le cimetière, celle de l'ancien chef d'État et de son épouse est la seule à ne pas être ornée d'une croix. "Le problème, je vais vous dire, c'est qu'on a tué le jour de Noël. C'est très moche, ça ne se fait pas", poursuit Valentin, en français. "Alors oui on a des immeubles, le métro et tout ce qu'on a fait construire. Mais c'est tout. (...) Nous, les gens les plus âgés on se souvient qu'on avait rien à manger. Il faisait froid dans nos maisons, les transports en commun étaient un désastre. On était obligés de marcher. (...) Il n'y a rien à regretter. Les nostalgique se trompent complètement."

Pourtant, chaque année, des groupes de ces "nostalgiques" de la dictature viennent sur la tombe pour se recueillir. Des touristes chinois se déplacent aussi régulièrement, car Ceausescu était très populaire dans leur pays, lui qui s’opposait souvent à la Russie. 

" C'était un régime fondé sur les anciens du parti communiste, qui ont utilisé  leur pouvoir pour profiter des années de transition et s'enrichir "

Et ensuite ? Après la chute du dictateur, la Roumanie a été gouvernée par Ion Iliescu, ancien ministre de Ceausescu, formé à l’école soviétique. Il avait déploré le culte de la personnalité autour de celui qu’on appelait le "génie des Carpates" et était entré en dissidence... Mais élu président à trois reprises, en 1990, 1992 et 2000, il s'est imposé comme une personnalité à la fois incontournable de la Roumanie contemporaine et symptomatique de ses ambiguïtés et de ses dérives. 

"Le problème d'Iliescu, c'est qu'il était un communiste et qu'il est resté un communiste", analyse Cristian Pârvulescu. "Même s'il a cherché à s’accommoder de la démocratie, c'était vraiment très difficile pour lui. (...) Il n'était pas du tout corrompu, mais son régime oui. Parce que c'était un régime fondé sur les anciens du parti communiste, qui ont utilisé leur pouvoir pour profiter des années de transition et s'enrichir." Aujourd'hui âgé de 89 ans, l'ancien dirigeant est accusé de crime contre l'humanité pour des fusillades commises en 1989 et les "minériades" des années 1990-91, des affrontements entre ses partisans et opposants. Son procès s'est ouvert il y a quelques jours. 

L'évolution des mentalités et l'adhésion à l'UE

Au milieu des trois mandats d'Iliescu, il faut aussi raconter la première alternance politique de Roumanie. À la tête d'une coalition baptisée la Convention Démocratique, Emil Constantinescu est élu en 1996, en rassemblant les héritiers des vieux partis roumains,  les chrétiens-démocrates et les libéraux notamment. Mais les dés sont pipés : le pouvoir est encore largement dans les mains des ex-communistes, au premier rang desquels les services de renseignement, qui font tout pour miner et décrédibiliser l’action de la nouvelle majorité. L’économie roumaine est exsangue, avec des réserves à la Banque nationale de moins d’un milliard de dollars

Pourtant l'ancien président pointe un bilan positif à un autre égard : celui de l'évolution des mentalités, vers plus d'intégrité en politique. "Mon programme était concentré sur la construction des institutions démocratiques", insiste-t-il auprès d'Europe 1. "L'instrument que j'ai choisi et utilisé a été un projet de réconciliation nationale, pour accomplir une société démocratique de type européenne." C’est durant son mandat que la Roumanie, à l'époque très isolée, s’arrime à l’OTAN et à l’Europe, auxquelles elle adhère un peu plus tard… 

Trente ans plus tard, que reste-t-il de cette "ancienne" Roumanie ? Un titre d’un film très drôle, sorti il y a quelques années, résume bien l’état d’esprit roumain sur cette période : Ça a eu lieu ou pas ?. On parle bien sûr de la révolution, de ce mouvement populaire spontané, émouvant, durement payé en vies humaines. Mais aussi possiblement confisqué par les anciens communistes ou téléguidé de l’étranger… Les versions divergent toujours.

© Jean-François Pérès/Europe 1

"Les gens sont encore aux manettes ou leurs héritiers sont encore aux manettes aujourd'hui, dans un parti politique, pour ne pas le nommer, qui est le parti social-démocrate, toujours autour de 30% des voix dans ce pays, et on n'a pas envie de déflorer le mythe de la révolution extraordinaire, incroyable, qui a mis la Roumanie sur la carte du monde", estime Nicolas Don, évoquant un "coup d'Etat". Pour le journaliste, qui vit à Bucarest, la vérité aura beaucoup de mal à s'imposer malgré l'ouverture du procès Iliescu. "Parce qu'en effet, pendant cette période du 20 au 25 décembre, tout le monde avait les yeux rivés sur la Roumanie pour une raison très simple : c'était la seule révolution sanglante du monde communiste."

"On a beaucoup d'étudiants européens qui viennent chez nous"

Pour le reste, la Roumanie est aujourd’hui un pays européen, qui a beaucoup plus gagné que perdu après son adhésion à l'UE. Certes, la corruption reste un fléau, tout comme le départ de nombreux Roumains à l’étranger. On estime la diaspora à environ quatre millions de personnes, pour une population de 20 millions d’habitants. Mais la Roumanie a récemment réélu un président pro-européen, Klaus Iohannis, issu de la minorité allemande de ce pays multiculturel. L’économie se porte plutôt bien, avec un chômage très bas, et un revenu moyen en hausse. 

" Il y a bien sûr des dérapages pour ce qui est du respect de l'Etat de droit "

"Il y a d'un côté la liberté, qui est formidable, et sur ce fondement il y a l'entrée en Europe, qui est encore dans nos têtes comme la plus grande chose qu'on ait été capables de faire ces 30 dernières années", pointe Cristian Preda, le doyen de la faculté de Science Politique. "Il y a de l'autre côté, bien sûr, des dérapages pour ce qui est du respect de l'Etat de droit... Mais le bilan est très positif. Il y a beaucoup de Roumains qui étudient ou qui travaillent dans les autres pays. En Roumanie on a beaucoup d'étudiants européens qui viennent chez nous. Il y a une européanisation qui est formidable."

Prochain rendez-vous majeur pour la Roumanie : les élections législatives, l’an prochain. Pour l’instant, le président Iohannis travaille avec un gouvernement pro-européen minoritaire. S’il obtient une majorité claire, qu’il n’a jamais eue depuis son arrivée au pouvoir, la Roumanie pourra peut-être enclencher une nouvelle période de son histoire et construire enfin des hôpitaux et des autoroutes, ce qui est devenu un sujet de blague acide et récurrent là-bas, symbole de l’inertie et de la corruption de la plupart des politiques. Depuis 1989, un seul hôpital nouveau a été construit dans tout le pays… Il a été inauguré le mois dernier.