abri antiatomique Kiev 2:17
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Nicolas Tonev (envoyé spécial à Kiev), édité par Mélanie Faure , modifié à
À Kiev, des habitants d’un quartier touché à plusieurs reprises par des bombardements se sont réfugiés dans un gigantesque abri antiatomique des années 1980 construit sous un hôpital. Depuis cet abri capable de résister à tout, ils se retrouvent témoins du travail de l’hôpital et des réalités morbides de la guerre. Notre envoyé spécial à Kiev, Nicolas Tonev, raconte.

La guerre se poursuit en Ukraine, l’offensive russe sur le pays aura bientôt six semaines. Les régions de l’est et du sud du pays sont les plus touchées par les bombardements massifs ainsi que le front nord et nord-ouest de Kiev. Dans le nord-ouest de la capitale, des habitants d’un quartier frappé par les bombes russes ont trouvé refuge dans un abri antiatomique des années 1980 construit sous un hôpital. Notre reporter, Nicolas Tonev, est allé à leur rencontre.

"Si vous cherchez le grand abri, contournez le bâtiment, c’est derrière, il y a du monde dedans"

Les enchaînements négatifs de situation font parfois bien les choses. D’abord, nous faisons face à un refus de l’hôpital, pas d’accès, pas d’interview. Une première sortie désabusée des lieux mais des bruits de tirs éveillent brutalement l’attention. Les détonations rebondissent d’immeubles en immeubles.

Un homme surgit du bâtiment qui renferme la chaudière de l’hôpital de Kiev. Il prononce ses mots : "Si vous cherchez le grand abri, contournez le bâtiment, c’est derrière, il y a du monde dedans." Nous ne cherchions pas d’abri, mais l’enchaînement vient de passer du bon côté. Une espèce de champignon carrelé se présente sur un terrain couvert d’herbes jaunies et il est écrit dessus à la bombe, "abri anti-aérien". Pas de porte, justes deux chaises en haut de l’escalier. Il y a donc bien une présence régulière ici. 

Le serpent de béton descend encore et encore sous terre, les murs lépreux s’écaillent, ils ne sont ni blancs, ni bleus. La température chute, puis arrive une épaisse de porte aussi blindée que rouillée. Cela ressemble déjà à la fin de l’expédition. C’était bien la peine de faire tous ses efforts. Rien ni personne ne semble être là. Nous nous taisons et tendons l'oreille. Et là, de manière très faible et indistincte, des voix filtrent à travers les 500 kilos d’acier.

Nous frappons quelques coups timides sur la masse inerte avant de frapper pour de bon. "Qui est là ?", demande Sergueï, un membre ukrainien de notre équipe. L'homme à l'intérieur répond : "Vous êtes du bon côté ?" Sergueï répond : "Oui, nous sommes des gentils, arrivés par hasard."

Ceci est la traduction compréhensible pour nous, profanes, du questionnement de l’homme. En réalité, il utilise un code que seuls les Ukrainiens comprennent, le terme "palyanitsa", une espèce de pain ukrainien. Un mot que les Russes sont incapables de prononcer correctement. Celui qui y répond bien est donc forcément un ami, merci cher Sergueï. Grâce à toi et ton parfait "palyanitsa", l’aventure peut continuer.

Cinquante personnes dorment chaque soir

À l'intérieur, nous rencontrons Alexeï. Il vit dans l'abri antiatomique depuis le 24 février, date du début de la guerre. Il nous raconte qu'ici vivent des enfants et des familles. L'homme est en train de finir une table basse. Cela changera des vieilles caisses en bois vides de l’époque de la guerre froide qui servent de support aux activités de la vie quotidienne. Ici, tout est guerre froide, une ambiance annonciatrice de celle d’aujourd’hui.

Les enfants galopent, se courent après en riant et en criant comme partout, mais l’innocence se défoule dans une vaste pièce de vie grise, bétonnée, aux murs recouverts de recommandations à suivre en cas d’attaque nucléaire : les schémas explicatifs ornent les murs, l’onde de choc des bombes, à partir de quel éloignement de l’épicentre se réorganiser, comment utiliser au mieux les ressources de l’abri antiatomique.

 Cette littérature domine lits, tables et une cuisine. Ici, jusqu’à 50 personnes dorment le soir. Dans deux petites pièces attenantes, on découvre des réserves de matériel de l’époque, des masques à gaz et de petites pharmacies individuelles contre les radiations. Aucune onde ne transperce la gangue de béton : il n’y a donc ni téléphone, ni internet. Cette ambiance, c’est le coût de la sécurité, mais elle est la bienvenue.

Une femme raconte le quotidien à notre micro : "Ici, rien ne nous tombe sur la tête. (…) Regardez la ville. Ils tirent, il y a beaucoup de maisons détruites. Juste à côté, ça a bombardé."

Et quand les bombardements retentissent, c'est ici que les médecins se réfugient, nous confie Alexeï. "Il y a des réserves, de la nourriture, les médecins viennent là quand ca tire ou que ça bombarde."

L'omniprésence de la guerre

C’est sur la durée, alerte après alerte, bâtiments détruits après bâtiments détruits, déflagrations après explosions, que cette nécessité se comprend : quelle que soit l’atmosphère du lieu, son aspect, l’envie de jours et de nuits en sécurité domine toute autre préoccupation. 

Pourtant, l’abri renvoie en permanence à la guerre. L’accès au fond de la pièce principale dirige vers les médecins, l’hôpital au-dessus, ce qui fait d’Alexeï et les réfugiés de l’abri antiatomique sont les plus proches témoins de l’horreur du front. "En fait, c’est une ville souterraine, qui occupe toute la surface sous le territoire de l’hôpital", nous explique-t-il.

La zone de "chargements 200"

Il nous emmène dans des interminables couloirs - des pièces condamnées ou ouvertes à droite et à gauche, des locaux techniques, au fond les ascenseurs dont celui réservé au "chargements 200", dans le jargon soviétique militaire cela signifie les cercueils.

Et justement, les "chargements 200" défilent depuis le début de la guerre. L’ambiance change. Ici, la réserve de couronnes mortuaires est au plus bas, car dehors les familles défilent pour les enterrements. Un peu plus loin, dans le couloir qui mène à la morgue, on trouve deux brancards abandonnés, la porte est fermée à clé, mais l’odeur de la mort se diffuse tout de même discrètement, mais pesamment entre les battants. Le lieu serait plein de cadavres civils et militaires, mais la morgue et la mort sont des secrets en temps de guerre. 

"Là-bas, c’est la morgue, les réfrigérateurs avec les corps, mais il est encore un peu tôt pour nous", lance Alexeï avec subtilité. "Il y a beaucoup de morts ?", je lui demande. "Ils en amènent. C’est la guerre, il n’est pas possible que d’un côté, il y ait des morts et pas de l’autre."

Y a-t-il beaucoup de blessés civils ? "Oui, beaucoup", me répond Alexeï. "Hier, ils ont amené deux civils qui avaient perdu leurs jambes." Voisines de la morgue, les deux réserves de cercueils en témoignent, elles aussi, : elles sont presque vides.