Élection présidentielle en Turquie : au pouvoir depuis 20 ans, Erdoğan peut-il vraiment perdre sa couronne ?

Recep Tayyip Erdoğan est de plus en plus fragilisé à l'aube de l'élection présidentielle turque.
Recep Tayyip Erdoğan est de plus en plus fragilisé à l'aube de l'élection présidentielle turque. © MESUT KARADUMAN / ANADOLU AGENCY / ANADOLU AGENCY VIA AFP
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Romain Rouillard / Crédit photo : MESUT KARADUMAN / ANADOLU AGENCY / ANADOLU AGENCY VIA AFP
Les derniers sondages rendent de plus en plus plausible le scénario d'une défaite de Recep Tayyip Erdoğan lors de l'élection du dimanche 14 mai. Si le "reis" peut toujours s'appuyer sur une base solide, il est aussi de plus en plus contesté dans un pays frappé par la crise économique et endeuillé par les récents séismes.

C'est l'histoire d'un président aux allures de monarque, dont le trône commence sérieusement à vaciller. Jadis indéboulonnable, le dirigeant turc Recep Tayyip Erdoğan est désormais en grand danger. Car, pour l'heure, c'est son rival Kemal Kılıçdaroğlu (74 ans) que les sondages donnent vainqueur avec quatre points d'avance au soir de la présidentielle qui doit se tenir ce dimanche 14 mai. Une défaite du "reis" serait un véritable séisme politique dans un pays désormais habitué à l'emprise de son chef d'État, aux commandes depuis 2003 en tant que Premier ministre puis président. Mais un tel scénario est-il envisageable ? 

Oui, répondent de concert les spécialistes. "C'est la première fois qu'Erdoğan se retrouve face à une opposition qui a ses chances", souligne d'ailleurs le général Patrice Moyeuvre, chercheur associé à l'Iris et spécialiste de la Turquie. Le président sortant doit également essuyer un nombre croissant de critiques à son égard. Notamment en raison de son bilan économique, que l'opposition qualifie de "catastrophique". Plus particulièrement depuis 2018, année où a débuté la grave crise qui ébranle encore aujourd'hui les finances du pays. 

Un séisme qui a "fait basculer" une partie de l'opinion

Frappée par la dévaluation vertigineuse de sa monnaie mais aussi par l'inflation, qui a atteint 50% sur un an en mars dernier, l'économie turque dévisse. Et n'affiche plus le dynamisme qui la caractérisait au début des années 2010 avec des taux de croissance tutoyant les deux chiffres. "Erdoğan avait tendance à se comporter comme un économiste en chef, n'écoutant pas ses conseillers", souligne Patrice Moyeuvre. 

Plus récemment, c'est le puissant séisme, responsable de plus de 50.000 morts dans le sud-est de la Turquie, qui a valu au président Erdoğan un torrent de critiques, la société civile et l'opposition dénonçant un manque criant de réactivité de la part des secours. Le principal intéressé, après avoir admis des "lacunes" dans la réponse apportée et demandé pardon aux sinistrés, a promis de reconstruire plus de 300.000 nouveaux logements dans les zones dévastées. Insuffisant pour calmer la grogne. "Ce tremblement de terre a vraiment fait basculer une partie de l'opinion", assure Patrice Moyeuvre.

Beaucoup de citoyens se sont alors souvenus de la promesse, formulée par Erdoğan au début du siècle, d'un parc immobilier de qualité et adapté au risque de tremblement de terre. Or la catastrophe de ce début d'année a mis en lumière la quantité astronomique de bâtiments construits au mépris des normes antisismiques. Des manquements imputés à la corruption généralisée et à la collusion entre certains promoteurs peu scrupuleux et les arcanes du pouvoir turc.

Une fébrilité de plus en plus évidente

Erdoğan doit également affronter un procès en inaction sur le plan du terrorisme. "Sur cette question, il n'a pas fait mieux que ses prédécesseurs. Le terrorisme est encore là", fait remarquer Patrice Moyeuvre. Sur la scène internationale aussi, le "reis" affiche un bilan pour le moins mitigé. "Il a réussi l'exploit de se fâcher avec beaucoup de pays, notamment Israël, l'Égypte et même les Emirats arabes unis", ajoute le spécialiste. Un passif qui pourrait peser dans les urnes ce dimanche. 

D'ailleurs, le président contesté peine de plus en plus à contenir sa fébrilité. En témoigne sa prise de parole particulièrement virulente à la fin du mois dernier, au lendemain d'un problème de santé l'ayant conduit à interrompre une interview. Le ton martial et particulièrement agressif adopté par le "reis" traduit clairement son manque de sérénité, analyse Patrice Moyeuvre. "Erdoğan n'a jamais été un champion de la forme. Mais oui, on sent dans le ton une inquiétude, c'est évident". Une attitude vindicative qui tranche avec le côté placide de son adversaire, surnommé le "Gandhi turc". À grand renfort de vidéos partagées sur les réseaux sociaux où il met en scène son quotidien de citoyen turc lambda, Kemal Kılıçdaroğlu joue la carte de la force tranquille. Et pour l'instant, la recette fonctionne. 

Une éventuelle victoire de son principal opposant fait d'ailleurs craindre une envolée des violences, possiblement pilotées par un président sortant refusant d'accepter le verdict des urnes. "Il y aura forcément des actions car il y a toujours cette frange conservatrice religieuse de la population qui le soutient. Mais de là à imagier des émeutes générales, je ne pense pas", veut croire Patrice Moyeuvre, rejetant d'ailleurs les comparaisons avec la fureur observée au lendemain du putsch raté en 2016 : "C'était une tentative de coup d'État illégal. Là, c'est une élection". Un scrutin à l'issue plus qu'incertaine.