Et si le Kremlin réécrivait l’histoire russe ?

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C’est ce que craint  l’ONG "Mémorial" qui se bat pour préserver le mémoire des crimes staliniens. Et qui pourrait être dissoute.

Et si le Kremlin voulait réécrire l’histoire russe ? C’est la question que se pose un grand quotidien polonais, rapporté par Courrier International. Dans cet article, le journaliste réprouve l’attitude du gouvernement vis-à-vis d’une ONG, Memorial. Cette association se bat pour faire reconnaître l’existence des crimes staliniens et préserver la mémoire des victimes du régime soviétique en documentant minutieusement les faits, notamment en retrouvant les noms de victimes et en établissant le nombre de morts.

"Un agent de l’étranger". L’association fait l’objet d’attaques répétées de la part du gouvernement russe, à tel point qu’elle est aujourd’hui embarquée dans un marathon judiciaire qui devrait prendre fin en novembre prochain. Memorial a tout d’abord été enregistrée par le Kremlin comme "un agent de l’étranger", une définition qui n’est pas sans rappeler le vocable de la Guerre Froide. Depuis, l’association a été attaquée par le ministère de la Justice pour ses "flux financiers irréguliers" et pour d’autres failles juridiques. L’association, enregistrée à l’échelle nationale, devrait selon Moscou avoir des filiales dans la moitié au moins de governorats du pays, ce qui n’est pas le cas. Enfin, elle a également été accusée "d’empêcher la Russie d’aller vers un avenir radieux" après avoir lancé une campagne "Vérité sur le Goulag". Memorial a immédiatement saisi la Cour constitutionnelle qui statuera finalement sur l’affaire au mois de novembre prochain.

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Une enquêtrice assassinée. L’enjeu est de taille pour cette association tant la procédure pour recréer la structure "serait longue et fastidieuse", comme l’explique Yan Ratchinski, membre de la direction de Mémorial. L'ONG, qui existe depuis 27 ans maintenant, a été créée pour entretenir la mémoire russe, qu’elle soit flatteuse ou non. Elle a été fondée par Andreï Sakharov, lauréat du Prix Nobel de la Paix en 1975. Une association qui a déjà dû faire face à de nombreuses attaques par le passé, comme en 2009, en Tchétchénie, où une enquêtrice de l’ONG, Natalia Estemirova, avait été retrouvée morte. Un an plus tôt, la police avait fait irruption dans les locaux de l’association à Saint-Petersbourg, et avait confisqué toutes ses archives numériques sur le goulag.

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 Novaïa Gazeta (le nouveau journal), partenaire de Memorial, est actuellement menacé de liquidation. L’hebdomadaire, où travaillait Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006, soutient lui aussi la campagne "Vérité sur le goulag".  Ces tentatives de limiter la liberté d’expression sur des sujets aussi délicats que le passé stalinien de la Russie trahissent une ligne claire du Kremlin : rester maître de l’écriture de son histoire, être le seul à pouvoir façonner la mémoire nationale.

Le mythe de la Grande Russie. En effet, Poutine a tout intérêt à ne pas trop s’appesantir sur les atrocités du régime stalinien. S’il est, de son propre aveu, un conservateur, donc tout sauf communiste, le président russe est avant tout un défenseur de la grandeur de son pays. Partisan du renouveau d’une "Grande Russie", il veut entretenir le mythe d’une grande nation qui l’a toujours été. Et minimise donc les massacres passés. "Il est intéressant de regarder comment la conscience historique russe officielle a digéré les soixante-dix ans de soviétisme", explique Alain Besançon, historien à l’EHESS. "A consulter les manuels d’histoire dans la Russie d’aujourd’hui, on s’aperçoit que loin d’avoir le moindre remords, à la façon allemande, elle les justifie presque entièrement par les nécessités de l’Etat russe et de la défense nationale", poursuit le chercheur. Une analyse qui remonte à 2005, appuyée depuis par les multiples discours de Poutine sur la Grande Russie. A défaut de vraiment vouloir réécrire l’Histoire, le Kremlin cherche du moins à minimiser l’ampleur des dégâts commis par le passé.  

L’autre enseignement de cette bataille judiciaire engagée entre Memorial et le ministère de la Justice, c’est la volonté de ficher les organisations dont les engagements sont incompatibles avec la ligne du Kremlin. Pour ce faire, Moscou a mis en place un système très efficace que décortique Amnesty International. Une loi, adoptée le 21 juillet 2012, qui qualifie les ONG financées hors des frontières russes comme "des agents de l’étranger". Ce texte permet d’imposer un contrôle financier très étroit ainsi que des amendes et des peines de prison aisément applicables. Cette loi a eu deux effets négatifs sur les ONG : certaines organisations ont décidé de ne plus toucher de subventions pour éviter d’être classées ainsi. Les autres sont stigmatisées dans leurs prises de paroles et contrôlées par le pouvoir.