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SAISON 2019 - 2020, modifié à

A la fin du 19ème siècle, Richard Wagner, dont les opéras ne plaisent pas, envisage de tout abandonner. C'était avant de savoir qu'un monarque ressentait pour lui une fascination folle. Dans cet épisode de la série spéciale de "Au Cœur de l’Histoire" dédiée aux liens surprenants entre la musique et la politique, produit par Europe 1 Studio, Laure Dautriche décrit comment Wagner s'est servi du roi Louis II de Bavière pour créer la musique dont il rêvait.

Saviez-vous que le compositeur Richard Wagner avait eu pour mécène un jeune homme singulier : le roi Louis II de Bavière. Dans ce nouvel épisode de cette série spéciale de "Au cœur de l'histoire", produit par Europe 1 Studio, Laure Dautriche vous raconte comment le compositeur a abusé de la fragilité du monarque. Totalement fasciné par le musicien, ce dernier a tout fait pour aider Wagner à réaliser le projet musical de sa vie. 

 

En cette année 1862, Richard Wagner est à bout de forces. Il est criblé de dettes. Ses derniers opéras sont des échecs. Trop modernes pour le public, trop difficiles à chanter pour les artistes. Croyant encore à son génie, il décide d’abattre sa dernière carte. Dans la préface d’une œuvre qu’il est en train de faire imprimer, Wagner demande aux princes d’Europe de lui venir en aide financièrement. C’est un nouvel échec. Pendant deux ans, il ne reçoit pas une réponse. Harcelé par ses créanciers, il quitte Vienne précipitamment en mars 1864.

Mais deux ans plus tard, le miracle se produit enfin. Il arrive de Bavière, où un jeune homme de dix-neuf ans vient de monter sur le trône. Louis II de Bavière ne ressemble pas aux autres souverains. Il a été élevé loin de la cour, vit dans un château féérique en haut d’une montagne. Le jeune roi est fasciné par Wagner depuis qu’il a assisté à une représentation de Lohengrin, le jour de ses seize ans. Depuis, il continue d’être envoûté par la puissance expressive de sa musique. Trois ans plus tard, tout juste couronné roi donc, Louis II décide de voler à son secours.

Il charge son secrétaire particulier, de trouver Wagner et de l’amener à la cour de Munich. Il lui demande aussi de lui remettre une bague ornée d’un rubis et un portrait du roi. Lorsqu’il arrive à Vienne, Wagner est déjà loin. Il le retrouve finalement à Stuttgart.  La rencontre a lieu trois jours plus tard, au palais de Louis II de Bavière. A l’arrivée du souverain, bousculant le protocole, Wagner se jette à ses pieds. Pendant une heure et demie, ils se confient l’un à l’autre. 

Louis II, il est hypnotisé par le musicien :  "Je vous aimais avant même de vous voir", avoue-t-il à Wagner. Ce que le roi lui propose dépasse les espérances du compositeur. Louis II n’exige rien. Il ne lui demande pas de devenir son professeur de musique, ni même le compositeur officiel de la cour. Il veut le libérer à jamais de toute nécessité matérielle pour qu’il se consacre à l’exercice de son art. 

Le soir-même, Wagner écrit à une amie, Madame Wille, pour lui raconter son entrevue : "Mon amie, je serais le plus ingrat des hommes si, tout de suite, je ne vous faisais part de mon immense bonheur. Vous savez que le jeune roi de Bavière m’a fait demander. On m’a, aujourd’hui même, conduit chez lui. Il est si beau et si charmant, il est si riche de cœur et d’esprit que je crains de voir sa vie s’évanouir dans-ce monde de fer comme un divin rêve inconsistant. Il m’aime avec l’ardeur et la profondeur d’un premier amour : il sait tout de moi et me comprend aussi bien que moi-même. Il veut que je reste toujours auprès de lui pour travailler, me reposer, faire représenter mes œuvres. Il me donnera tout ce qui est nécessaire pour cela. Je dois achever l’Anneau de Nibelung pour faire jouer ensuite la Tétralogie comme il me conviendra. Je suis mon maître. J’ai un pouvoir illimité. Je ne suis plus un petit chef d’orchestre, mais rien que Moi et l’Ami du Roi. Mon amie, tout cela n’est-il pas inouï ? Tout cela n’est-il pas un rêve ?… Mon bonheur est si grand que j’en suis encore étourdi. Vous ne pouvez vous faire une idée du charme de son regard. Ah ! puisse-t-il seulement demeurer en ce monde ! Il y est une merveille si rare !"

 

Le roi règle l'intégralité de ses dettes

Wagner comprend immédiatement qu’il va pouvoir tout obtenir du jeune souverain et n’hésite pas à en profiter. Le roi règle l’intégralité de ses dettes ! Il lui verse par ailleurs un colossal salaire de ministre... Et Wagner passe à la vitesse supérieure. Il veut un nouveau conservatoire où seraient accueillis les meilleurs musiciens et des professeurs de renom. Il demande aussi un théâtre, pour faire représenter ses opéras. Le roi approuve… Mais les finances du royaume sont chancelantes, et sous la pression, Louis II renonce.

Il installe finalement Wagner dans une ravissante villa de Munich. Le compositeur y emménage avec deux domestiques, son chien, ses vingt-quatre robes de satin et ses partitions. Wagner et le roi vivent maintenant côte à côte et peuvent se voir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Pendant des heures, ils parlent de leurs rêves et de l’avenir de la musique allemande. 

Fin stratège, Wagner implique le roi dans ses activités musicales. Il fait en sorte que Louis II se glisse dans les personnages de ses opéras. En privé, il lui fait jouer le rôle de Siegfried, de Parsifal, de Lohengrin… Même si les appels incessants de Louis II deviennent vite lassants, Wagner ne perd pas de vue qu’il a besoin de lui pour sa musique. Et il continue de nourrir la fascination que le roi a pour lui.

Au total, les deux hommes s’écrivent plus de six cents lettres. Dans cette correspondance enflammée, Wagner joue avec l’âme de son jeune amoureux… Louis ne vit plus que pour lui, rougit, pâlit et tremble à chacune de ses paroles : "Mon seul ami, mon ardemment aimé ! Cet après-midi, à trois heures et demie, je suis revenu d’une magnifique excursion en Suisse. Comme ce pays m’a charmé ! J’ai trouvé là votre chère lettre : mes plus vifs remerciements pour elle. Elle m’a rempli d’un enthousiasme nouveau. Je vois que l’aimé marche avec courage et confiance vers l’accomplissement de nos grands et éternels desseins. Je veux abattre victorieusement tous les obstacles comme un héros. Je veux disperser tous les orages. L’amour a de la force pour tout. Vous êtes l’étoile qui brille dans ma vie, et vous voir me redonne toujours une ardeur nouvelle. Je brûle d’être auprès de vous, ô mon saint ! Mon adoré ! Je me réjouirais infiniment de voir mon ami ici, dans huit jours. Nous avons tant de choses à nous dire ! Puissé-je renvoyer dans les ténébreuses profondeurs d’où elle a surgi la malédiction dont vous me parlez. Comme je vous chéris, mon Unique, mon bien suprême ! Soleil de ma vie !"

Wagner est bien conscient de la fragilité mentale de son mécène. Le roi a vingt ans, et certains disent déjà qu’il est fou. Dès leur premier regard, le musicien a compris que Louis se sentait mal dans le monde réel. Il lui proposait une échappatoire rêvée : sa musique, et la sensation magique de marcher sur les nuages.

 

Le peuple menace Wagner

Mais bientôt, un ennemi menace de mettre fin aux ambitions de Wagner : le peuple. En effet, les dépenses du roi commencent à affoler la population, qui accuse le compositeur de vider les caisses de l’Etat et de vouloir éloigner le roi de son peuple. La presse raconte même que Wagner a désormais acquis un pouvoir si fort qu’il va modifier la Constitution. C’est son passé de révolutionnaire qui fait peur aussi. Le peuple se méfie de Wagner qui a participé aux émeutes de Dresde en 1848.

Heureusement pour Wagner, le roi, aveuglé, n’entend pas les protestations. Il délaisse son peuple et ses ministres, assiste de moins en moins aux réunions officielles. Louis II accroche même dans son salon le portrait de Wagner, à côté de ceux de ses ancêtres. Comme un petit garçon qui trépigne d’impatience, il n’attend plus que la première de Tristan et Isolde, le nouvel opéra de son idole.

Ce soir de décembre, Les Munichois sont curieux de voir à quoi ressemble la musique du protégé du roi. Wagner en personne dirige le concert. Louis II est assis dans sa loge, au balcon. Mesure après mesure, Wagner met en notes le tourbillon amoureux, la passion, les tourments et les doutes comme aucun autre compositeur avant lui. Aucun opéra n’avait jusque-là donné ce sentiment de vie tumultueuse.

Dans cette œuvre, Wagner renouvelle en profondeur le drame musical, il modifie la déclamation et le jeu des acteurs… Plus l’opéra avance, plus l’émotion du souverain est intense. Ce soir-là, le roi ne se sent pas seulement spectateur, il se prend pour Tristan, le héros de l’opéra…

Pourtant, plus l’opéra avance, plus des protestations se font entendre. Dans la salle, les sifflets de la foule commencent à couvrir les applaudissements. L’œuvre se termine, les débordements ont été évités de peu. Wagner a le sentiment d’avoir triomphé. Il avance fièrement sur scène, en redingote et pantalon blanc, au milieu des chanteurs. Louis II, debout, applaudi à tout rompre, tandis que déjà, la salle se vide.

Wagner peut toujours compter sur son roi. C’est peut-être cette confiance qui va lui faire commettre un faux pas irrémédiable. Mais dans une Bavière profondément catholique et conservatrice, une affaire va mettre le feu aux poudres. Le compositeur s’ennuie et il fait venir chez lui un ami chef d’orchestre, et sa femme Cosima. Mais Cosima est aussi la maîtresse de Wagner… Pour le peuple, cette relation extra-conjugale est la provocation de trop. Louis II, une fois de plus, ne comprend pas ce qu’on reproche à Wagner. Il est loin d’imaginer qu’une femme puisse s’interposer entre lui et l’objet de ses adorations. Avec l’aplomb qu’on lui connaît, Wagner jure à Louis II qu’il ne se passe rien, que sa relation avec Cosima ne dépasse pas les bornes de l’amitié.

Louis II se met à dos son gouvernement. Le roi doit désormais choisir entre Wagner et son peuple. Ce sera son peuple. 

 

La rupture et la colère 

En décembre 1865, à contrecœur, Louis II demande à son compositeur adoré de quitter le pays : "Mon cher ami, si douloureux que ce coup soit pour moi, je dois vous demander de vous rendre au désir que je vous ai fait exprimer hier par mon secrétaire. Croyez-moi j’ai été obligé d’agir comme j’ai fait. Mon amour pour vous durera éternellement aussi, je vous en prie, donnez-moi une preuve de votre amitié. Je puis vous dire, en pleine conscience, que je suis digne de vous. — Et qui donc serait capable de nous séparer ? Je le sais vous sympathisez pleinement avec moi. Vous pouvez mesurer la profondeur de ma souffrance. Soyez-en convaincu je ne pouvais agir autrement ne doutez pas de la fidélité de votre meilleur ami. Mais cela n’est pas pour toujours ! Jusqu’à la mort, votre fidèle. Louis." 

C’est en Suisse que Wagner se réfugie. Mais son emprise sur Louis II se confirme. Le roi ne peut pas s’empêcher de penser à lui. Après cinq mois de séparation, le souverain décide, dans un mouvement désespéré, d’aller jusqu’à lui. Wagner l’accueille, joue au roi des extraits des ses opéras. Il sait que garder l’ascendant sur le roi est la seule manière de réaliser un jour le grand projet musical de sa vie : disposer de son propre théâtre pour faire jouer ce qu’il appelle la "musique de l’Avenir"

Mais Wagner va se retrouver pris à son propre piège. Bientôt, la situation politique déstabilise le jeune souverain. Bismarck déclare la guerre à la Bavière en juin 1866 et après un mois de campagne seulement, les troupes bavaroises sont partout vaincues. Paniqué, le jeune souverain envisage d’abdiquer et de transmettre la couronne à son frère. Il désire rejoindre Wagner et vivre à ses côtés. Mais si le roi de Bavière abdique, Wagner sait qu’il n’est plus rien. Que tous ses privilèges s’effondreraient : sa rente mensuelle, son train de vie, le conservatoire qu’il est sur le point de fonder.

Wagner répond donc au roi le jour même, comme un professeur parlerait à son élève… Il lui explique qu’il doit impérativement rester sur le trône. Sensible à la grande voix de son héros, Louis se remet à son métier de roi. Wagner réussit à sauver la situation et son avenir semble préservé. Le roi, lui, est inconsolable. Il se fiance avec une de ses cousines, mais lui avoue un jour que le dieu de sa vie est Wagner, et qu’il le restera pour toujours. Au bout de quelques mois, les fiançailles sont rompues. 

Après presque un an et demi d’absence, Wagner fait son retour à Munich. Il espère surtout revenir sur le devant de la scène. Mais la séparation, la distance, ont modifié l’attitude du souverain. Leurs retrouvailles n’ont plus la même saveur que par le passé. Même s’il est l’un des derniers à s’en rendre compte à Munich, Louis II a désormais bien compris que Cosima est la maîtresse de Wagner. Il se sent trahi comme un amoureux à qui l’on a caché la vérité. Ces longs mois d’amour blessé ont rendu le roi encore plus colérique qu’auparavant.

 

Son projet de théâtre se réalise

En 1872, Wagner choisit de s’établir dans la petite commune de Bayreuth. Il a entendu dire qu’ici, le soleil descend sur de vieux palais endormis. Ce serait un lieu parfait pour bâtir le rêve de sa vie, un théâtre où il fera jouer ses propres œuvres. Pour ce projet extrêmement coûteux, Wagner commence par solliciter des mécènes. Mais le montant des dons ne suffit pas. Il n’a alors qu’une alternative, faire appel à Louis II de Bavière. Même s’ils ne se sont pas revu depuis 8 ans, Louis II accepte de l’aider… Mais toujours en froid avec Wagner, le roi ne se déplace pas pour la pose de la première pierre du théâtre de Bayreuth, en 1872. 

Les mois passent et les problèmes d’argent persistent. Le chantier est maintenant à l’arrêt. Wagner se rend en désespoir de cause à Munich, espérant se réconcilier avec Louis II. Arrivé au château, Wagner apprend qu’il ne pourra pas le voir. Le roi ne sort plus de sa chambre, il prend désormais ses repas dans son lit et ordonne qu’on ne le dérange pas. Le monarque devient de moins en moins accessible. Et sa folie s’aggrave. Mais subitement, après la visite de Wagner, Louis II se ravise, accepte de continuer de payer…  et écrit à Wagner : "ça ne doit pas finir ainsi, il faut aller à votre secours".  Louis II s’endette et il continue à payer... Sans doute aussi parce que depuis plusieurs années, le répertoire wagnérien remplit les caisses du théâtre de la Cour.

Après quatre ans de construction, le Festpielhaus programme enfin sa première représentation, en 1876. Le monde entier de la musique est venu. Construit sur la colline et dévoilant un amphithéâtre de style antique, le bâtiment envoûte tous ceux qui s’en approchent. Ses colonnes créent une illusion d’optique. Grâce à Louis II, son projet de théâtre qui semblait quinze ans plus tôt une pure utopie s’est enfin réalisé. Wagner ne pouvait révéler une œuvre extraordinaire que dans des circonstances extraordinaires. La société idéale à laquelle il rêve, il la projette dans cet opéra idéal. 

Louis II est là pour assister à la Tétralogie. Mais il est devenu solitaire et ne se laisse plus séduire. Wagner et lui se parlent à peine. 4 ans plus tard, ils se reverront à la cour de Munich, en novembre 1880, et ils ne savent pas qu’ils se rencontrent pour la dernière fois. 

Le roi a demandé un concert privé. Wagner doit diriger l’orchestre de la cour dans le prélude de Parsifal, le dernier opéra du maître. Arrivé à la cour, prêt sur scène avec ses musiciens, le musicien perd son calme parce que le roi est en retard. Wagner n’a plus envie d’être patient…. Quelques semaines plus tard, Wagner invité par Louis II pour un dîner, donne un grand coup de poing sur la table, renverse les carafes de vin, sans même s’excuser. Le roi, quant à lui, refusera désormais de recevoir le compositeur, et il ordonne qu’on ne parle plus de Bayreuth en sa présence. Il ne donnera plus d’argent, à personne. Mais Wagner lui, avait désormais son théâtre à Bayreuth. Sa musique. Il avait achevé sa grande œuvre. Et n’avait plus besoin du roi. 

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"Au cœur de l'histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Laure Dautriche

Cheffe de projet  : Adèle Ponticelli

Réalisation : Sébastien Guidis

Recherches musicales : Benoît Valentin

Diffusion et édition : Clémence Olivier

Graphisme : Europe 1 Studio

Bibliographie : "Ces musiciens qui ont fait l'histoire", Laure Dautriche (Tallandier)

 

Références musicales : 

58 sec : ouverture le vaisseau fantôme

3’18 : Prelude Lohengrin

4’54 : La marche funèbre de Siegfried

6’11 : Dich teure Halle (Tannhäuser)

7’25 : Ouverture Tannhäuser

9’09 : Tristan und Isolde (prelude)

9’45 : Tristan und Isolde (acte 3)

11’34 : Incantation du tonnerre (l’or du Rhin)

12’49 : Siegfried idyll

14’50 : Marche des fiançailles (Lohengrin)

15’54 : Ouverture les fées

16’57 : Parsifal good Friday spell

17’55 : Rienzi le dernier des tribuns (ouverture)