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SAISON 2020 - 2021

Au début du XVIIe siècle, le second duc de Bracciano commande une somptueuse table en marbre blanc : la table des Orsini. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars ​vous raconte l’histoire de ce chef d'œuvre, véritable symbole de la diplomatie Franco-Italienne. 

En 1571, la République de Venise remporte la bataille de Lépante contre l’empire Ottoman, le premier duc de Bracciano est au cœur des combats. Trente et un ans plus tard, le duc Virginio Orisni fait faire un meuble dont les décors font référence à cette victoire. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars livre les secrets de la table des Orsini. 

En 1602, le second duc de Bracciano, Virginio Orsini, commande aux ateliers de Romolo del Tadda à Florence une magnifique table de marbre blanc incrustée de pierres dures, les fameuses pietra dura florentines. Le décor et les dessins de la table ont pour but de rappeler la bravoure du premier duc de Bracciano, Paolo Giordano Orsini, le père de Virginio, à la bataille de Lépante en 1571. Mais quels étaient les enjeux de cette fameuse bataille et pourquoi Virginio est-il si impliqué dans cette mémoire ?

La bataille de Lépante : un affrontement Occident-Orient 

En cette deuxième moitié du XVIème siècle, une partie du monde occidental s’inquiète de la poussée ottomane tant sur terre qu’en Méditerranée. Venise, tout en commerçant avec Constantinople, commence à se sentir menacée. Le Pape partage ce sentiment, l’Espagne de Philippe II aussi. Sur les rives du Bosphore, un nouveau Sultan est monté sur le trône en 1566. Il s’appelle Selim. Son grand-père, Selim le Terrible, a conquis la Syrie, la Palestine, l’Egypte, et a imposé son autorité sur La Mecque, devenant le chef spirituel de tous les musulmans sunnites. Son père, Suleyman, que nous appelons Soliman le Magnifique, s’est approprié la Croatie et la Hongrie. Il a pénétré dans les Balkans, et conquis  jusqu’aux terres vénitiennes. Il a arraché Bagdad et la Mésopotamie au Shah de Perse, occupé le Yémen et chassé les Espagnols de toutes leurs garnisons d’Afrique du Nord. Soliman s’est considéré comme l’héritier des empereurs romains, datant tous ses édits depuis leur capitale Constantinople, devenue la sienne. 

Avec un grand-père et un père aussi conquérants, le sultan Sélim ne pouvait que poursuivre l’expansion de l’Empire et le renforcement de la foi islamique. Son premier geste de Sultan semble le prouver : il convoque Sinan, l’architecte de son père qui a construit la Süleymaniye, c'est-à-dire la mosquée de Soliman, la plus belle de Constantinople. Il demande à cet homme âgé de plus de 70 ans, d’en construire une encore plus belle à Andrinople, sa ville favorite. Cette mosquée est considérée comme le chef d'œuvre de Sinan. Le geste de Sélim était clair, il voulait rassurer son peuple. Pourtant, lui-même n’était pas très sûr d’être à la hauteur de la situation. Il refusait de donner audience sur le trône où siégeait son père, il siégeait dans une autre salle superbe un peu plus bas dans le palais, sur une chaise tapissée de soie, d’or et de pierres précieuses car il disait ne pas être digne de s’asseoir là où s’asseyait son père. 

Les ragots des diplomates vénitiens se sont alors déchaînés contre lui. Il était gros mangeur et buveur, gras à cause de l’excès de nourriture et l’absence d’exercices physiques. Ils n’observait pas la religion puisqu’ils buvait du vin qu’il accompagnait de charcuterie et de langoustes, denrées interdites par le Coran. Les Occidentaux se persuadaient que le nouveau Sultan était un ivrogne et un bon à rien ! Cela les rassurait. Mais le Sultan n’était pas tout seul. Il gouvernait avec cinq vizirs, produits d’un système que, dans l’Empire Ottoman, on appelait "la récolte". 

Tous les quatre ou cinq ans, les officiers des janissaires, un ordre militaire très puissant composé d'esclaves d'origine européenne, visitaient les villages chrétiens des provinces balkaniques de l’Empire. Ils choisissaient les enfants les plus prometteurs et les emmenaient à Constantinople. On prélevait, en moyenne, un garçon toutes les quarante familles. Sitôt arrivés à Constantinople, ils étaient circoncis et convertis à l’Islam. Après un apprentissage, ils devenaient à leur tour janissaires et les plus doués entraient directement au palais de Topkapi pour servir le Sultan sous son contrôle. A l’âge adulte, ils devenaient hauts fonctionnaires ou commandants militaires de l’Empire. Les cinq vizirs de Sélim étaient tous issus de cette "récolte". Le premier, Méhémet Pacha, le grand vizir, était un Serbe de Bosnie, le deuxième Perteu Pacha, était Albanais et ministre. Le troisième, Piali Pacha, autre ministre, était Hongrois de naissance. Le quatrième, Ahmet Pacha, un Bosniaque de très basse extraction, avait été un favori, peut-être l’amant du Pacha et il était toujours son compagnon de beuveries préféré. Le cinquième, Lala Mustapha Pacha, Bosniaque, était le trésorier de Sélim. C’est avec ces cinq hommes que Sélim envisageait la prochaine guerre ottomane contre Venise avec l’intention de s’emparer de Chypre, île grecque colonisée par les Vénitiens.

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Les diplomates vénitiens à Constantinople ont, bien sûr, des espions très bien informés. Ils apprennent les projets du Sultan de s’emparer de Chypre. Ils savent qu’il est en train d’armer une flotte dans ce but. Aussitôt informé, le pape Pie V décrète  qu’il est temps de réaliser un projet auquel il rêvait depuis longtemps. Les Puissances chrétiennes s’uniraient pour affronter les Infidèles sur mer avec des forces écrasantes et mettraient fin une fois pour toutes à la menace pesant sur la Chrétienté. Mais il ne va pas être simple de mettre d’accord les membres de l’Alliance chrétienne, la Santa Lega. Les relations entre Venise et l’Espagne étaient exécrables. Or, la flotte chrétienne comprendra des navires espagnols, vénitiens, pontificaux, maltais, génois et d’autres principautés d’Italie. Il convient de préciser que la France de Charles IX n’en fait pas partie. En effet, le roi François 1er avait contracté une alliance avec Soliman le Magnifique. Il était, avec le Doge de Venise, le seul souverain chrétien ayant un ambassadeur à Constantinople. C’était toujours le cas en 1570-1571 et lorsque le sultan Sélim va débarquer à Chypre, il écrira à Charles IX pour l’en prévenir : pour lui, c’était un allié. 

Donc, pas de Français dans la Santa Lega mais une armada hétéroclite à forte dominante vénitienne bien que sous la direction d’un Espagnol, don Juan d’Autriche. Celui-ci est un fils illégitime de Charles-Quint né en 1547 à Ratisbonne. Sa mère est Barbara Blomberg, fille d'un riche négociant de cette ville. Il est d’abord élevé, sans connaître ses origines, par des gens simples, à proximité de Madrid avant d’être admis comme page à la Cour de Charles-Quint. En 1559, Philippe II le reconnaît comme étant son demi-frère. Don Juan se lance alors dans une carrière militaire brillante et fait très vite la preuve de ses grandes capacités. En 1566, son demi-frère le nomme commandant en chef de la flotte de la Méditerranée. Quatre ans plus tard, il dirige les opérations contre les pirates et une révolte des Morisques à Grenade. C’est lui que Philippe II désignera, en accord avec le Pape, pour commander l’armada chrétienne. 

Don Juan d’Autriche atteint Messine le 23 août 1571. C’est là que toute sa flotte se regroupe. Le 26 septembre, les coalisés arrivent à Corfou. Don Juan dispose de 208 galères dont 109 sont vénitiennes, 26.000 fantassins, 6 galéasses, plus grandes que les galères et 24 autres bateaux. Plusieurs Orsini  vont participer à cette fameuse  bataille. Orazio Orsini qui commande le navire de tête de la flotte papale et Virginio mourront tous les deux de coups d’arquebuses. Paolo Giordano Orsini, le premier duc de Bracciano, est à bord du navire amiral des Lomellini, des Toscans. Il sera au cœur des combats. L’affrontement entre la flotte ottomane et la flotte chrétienne va se dérouler dans le golfe de Patras, un peu à l’ouest de Lépante et au large de Missolonghi. 

La force ottomane est plus importante : elle comporte 300 navires. L’affrontement a lieu le 7 octobre 1571. Les Turcs avancent très vite avant que la flotte chrétienne ne soit réellement en ordre de bataille. Mais le vent retombe brutalement. Les Ottomans sont contraints de baisser leurs voiles et d’avancer à la rame laissant à don Juan d’Autriche le temps de parfaire la formation de sa flotte. La galère royale, celle de Colonna dans la flotte papale, voit arriver sur elle la galère du Kapudan Pacha, chef des opérations ottomanes, avant qu’il n’éperonne celle de don Juan d’Autriche. Les deux chefs sont face à face. La galère de l’amiral Ali Pacha est vite dans une position défavorable. L’engagement va durer longtemps, mais la résistance ottomane finit par céder. Ali Pacha va mourir en combattant. Sa tête est coupée et hissée sur une pique pour que tous les Ottomans puissent la voir et en soient démoralisés. 

Don Juan, qui se trouve à l’arrière du navire, l’épée à la main, est aussitôt prévenu que la galère ennemie est prise. Il donne l’ordre de crier "Victoire !". Aussitôt, ce cri se propage sur toutes les galères alentour. Tous les  navires amiraux chrétiens  sont concentrés là, celle du prince de Parme, du prince d’Urbino et des Lomellini avec Paolo Giordano Orsini. Une immense mêlée s'ensuit. Les galères ottomanes sont vaincues. Après le combat, le pillage va commencer. L’historien Alessandro Barbero nous décrit la fin de la bataille :"Lorsque le soleil se couche, les flammes qui consument les débris des dernières galères turques embrasent l’horizon. Les chrétiens continuent à poursuivre les derniers vaisseaux qui ne s’étaient pas encore rendus au milieu d’une mer parsemée de vêtements, de turbans, de carquois, de flèches, d’arcs, de tambours, de timbales, de rames, de tables, de caisses, de valises, et par-dessus tout,  de corps humains."

Parmi les combattants espagnols blessés, se trouve Cervantès. Le futur auteur de "Don Quichotte" y perd l’usage d’une main. Seule la nuit mettra fin aux massacres. La bataille de Lépante est incontestablement une immense victoire de la flotte chrétienne sur une flotte ottomane finalement peu motivée et mal préparée. Mais les Vénitiens ne profiteront pas de ce succès puisqu’à la fin de la guerre, le Sultan restera maître de Chypre, contrôlant ainsi la Méditerranée orientale et les dernières bases espagnoles au Maghreb.

Les véritables bénéfices de la victoire

Après la victoire, le butin va être réparti entre les divers vainqueurs. Dans les galères prises, on a trouvé une grande quantité d’or et d’argent, des canons, des pièces d’artillerie et plus de 3.486 esclaves. Par chance, près de la moitié  du butin est déjà aux mains des Espagnols et l’autre moitié à celles des Vénitiens et des sujets du Pape. Aussi n’y aura-t-il que quelques ajustements à faire pour achever le partage. C’est Don Juan qui en prend  la plus grande part au détriment d’autres princes. Leur rancœur subsistera. Le prince Caracciolo dira : "On répartit le butin avec une grande subtilité, plus selon des pratiques de boutiquiers que de princes". 

Paolo Giordano Orsini eut droit, comme les autres, à sa part du pillage. Il avait capturé le "Cadi Papasso", le juge de paix de la Flotte Ottomane, extrêmement érudit et parlant plusieurs langues. Orsini le ramène à Rome où son prisonnier a un énorme succès. Orsini finit par l’offrir au cardinal de Médicis lequel, à son tour, pensera l’offrir au Pape. Si la victoire de Lépante n’a pas eu des bénéfices territoriaux puisque Chypre reste aux mains de Ottomans, elle a eu un énorme impact psychologique : elle a prouvé que les Ottomans ne sont pas invincibles. L'événement a un immense retentissement dans le monde chrétien.

Le fils de Paolo Giordano, un des héros de Lépante, Virginio Orsini, va continuer lui aussi quelques années plus tard, à lutter contre l’Empire Ottoman, mais sur terre cette-fois, lors de la longue guerre de 1593 à 1606. En 1594, à la tête d’une cavalerie de 400 hommes, Virginio commande le premier contingent du Pape participant à une campagne contre les Turcs en Hongrie. Il intervient dans la reprise de la ville de Györ, au nord de la Hongrie. C’est au retour de cette expédition qu’il va commander en 1602, comme je vous l'ai dit au début de ce récit, la table en pietra dura qui célèbre, en réalité, non seulement son père à Lépante, mais aussi lui-même en Hongrie, tous deux vainqueurs des Ottomans.

La table des Orsini

Virginio Orsini a donc commandé aux ateliers Romolo del Tadda de Florence une table en pietra dura, à la gloire des Orsini. Le résultat est un véritable chef d’oeuvre. Elle est de grandes dimensions : 2 mètres 64 sur 1 mètre 37. Elle est en marbre blanc de Carrare mais pas d’un blanc éclatant. Il est de  qualité "ordinario", en français ce mot se traduit par "veiné". C’est volontaire. Ce marbre évoque à merveille un ciel non pas bleu mais parsemé de nuages, dans des nuances blanchâtres sur lesquelles les papillons et les oiseaux virevoltants, qui décorent la table, vont se détacher d’une façon idéale. Un large motif central se déploie sur la longueur. Il a la forme d’un grand vase et dans ce vase, un bouquet de fleurs est cerclé de la couronne ducale des Bracciano. 

La couronne, instrument du pouvoir par excellence, confirme que ce motif est à la fois symbolique et naturaliste. De ce vase, au-dessus de la couronne, sort un iris florentin encadré de boutons d’or et de branches de jacinthes bleues. Le bleu des jacinthes est en lapis lazuli d’Afghanistan, comme tous les bleus de cette table magnifique. De part et d’autre de la couronne, des roses de France, rouges, à cinq pétales, qui figurent sur les armoiries des Orsini. Le rouge est une incrustation de corail de la Méditerranée. Tout autour de ce vase, volètent des papillons et des oiseaux qui tiennent dans leurs becs des fleurs ou des fruits. Certains d’entre eux portent un rameau d’olivier. Il symbolise la paix après la victoire. Les feuilles d’olivier sont des incrustations de jaspe. 

Aux quatre coins du plateau central, quatre magnifiques bouquets de lys et de roses, des tulipes, des bleuets et d’autres fleurs encore jaillissent de quatre vases bleus, également en lapis lazuli. Ils sont placés aux quatre coins de la frise qui entoure le rectangle central. Quatre trophées de guerre décorent cette frise sur la longueur, deux de chaque côté. Ils vantent les exploits guerriers des Orsini, représentant des drapeaux pris aux Ottomans ; leurs croissants de Lune sont des incrustations de nacre. Toujours dans la frise, au milieu des deux longueurs et des deux largeurs, les quatre éléments symbolisent l’équilibre des Orsini : un dauphin pour l’eau, une salamandre pour le feu, un serpent pour la Terre et un caméléon pour l’air. L’ensemble est très beau. Le bleu des lapis lazuli rythme chacun des décors ainsi que le rouge corail pour les tulipes, les cerises, les roses et les ailes de papillons.

On ne sait pas quel a été le piètement de la table lorsqu’elle a été remise aux Orsini. On l’a changé plus tard. Il a été modifié en 1657. Ce sont deux dauphins de bronze symbolisant sans doute la mer sur laquelle s’est déroulée la bataille de Lépante qui soutiennent le plateau de marbre blanc. Mais la table des Orsini va  bientôt avoir un nouveau destin. Elle va devenir un cadeau diplomatique.

Ressources bibliographiques : 

François Farges (Direction Scientifique), Pierres Précieuses, catalogue de l’ exposition (Van Cleef & Arpels – Flammarion, 2020)

Alessandro Barbero, La bataille des trois empires, Lépante,  1571 (Traduit de l’ italien par Patricia Farazzi et Michel Valensi, collection Champs, Flammarion, 2014)

Diane Ribardière, La princesse des Ursins, Dame de fer et de velours (Perrin, 1988 et 1998) 

 

"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars
Production : Timothée Magot
Réalisation : Jean-François Bussière 
Diffusion et édition : Clémence Olivier et Salomé Journo 
Graphisme : Karelle Villais

Cet épisode a été réalisé en partenariat avec le Muséum national d’Histoire naturelle à l’occasion de l'exposition "Pierres Précieuses" que vous pourrez découvrir à Paris dès que les musées rouvriront leurs portes.