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SAISON 2020 - 2021

Fin mars 2021, l’échouage d’un immense porte-conteneurs dans le canal de Suez a bloqué plus de 400 navires pendant une semaine. Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l’Histoire", Jean des Cars raconte l’aventure prodigieuse du canal de Suez ​et de son concepteur : Ferdinand de Lesseps.

En janvier 1859, le tracé du canal de Suez est fixé mais le Sultan de Constantinople s’oppose à la construction… Dans ce nouvel épisode du podcast Europe 1 Studio "Au cœur de l'histoire", Jean des Cars revient sur les nombreuses difficultés diplomatiques auxquelles s’est heurté Ferdinand de Lesseps pour concrétiser son rêve : percer l’Isthme de Suez.

Le firman de Mohamed Saïd du 30 novembre 1854 est l’acte fondateur de la Compagnie de Suez. Celle-ci sera constituée pour 99 ans à partir du jour d’ouverture du canal à la navigation. Son directeur sera toujours nommé par le gouvernement égyptien. Celui-ci, en contrepartie des terrains qu’il cède à titre gratuit, percevra 15% des bénéfices nets de l’exploitation. Sur les 85% restants, 75 seront versés à la Compagnie et les 10% restants aux membres fondateurs. La constitution de cette société dépend évidemment de l’accord du Sultan de Constantinople dont l’Egypte est un vassal. Ce projet est soumis à une Commission Internationale qui l’approuve. Les explorations et sondages préparatoires vont aussitôt commencer. Le tracé définitif du canal est arrêté le 2 janvier 1856. C’est un tracé direct, pratiquement droit, de Suez, sur la Mer Rouge, au golfe de Péluse, ancienne cité égyptienne, à l’extrémité orientale du delta du Nil. Un port va être créé en hommage au Sultan. Il s’appellera Port-Saïd. 

Mais le projet se heurte très vite à des difficultés diplomatiques, d’abord à Constantinople où Lesseps se rend en 1855, tentant désespérément et sans succès d’obtenir l’accord du Sultan. Celui-ci est sous l’influence de l’ambassadeur de Grande-Bretagne, S.E. Stratford. Lesseps se rend ensuite à Londres. Faute de pouvoir faire fléchir l’obstiné Premier ministre Palmerston, il entreprend de convaincre l’opinion et les Chambres de Commerce. Le Français est aussi entêté que ses adversaires ! Il démontre aux Britanniques qu’ils auraient tout intérêt à construire le canal puisqu’il raccourcirait considérablement la route des Indes. Avocat inlassable, Lesseps continue sa tournée anglaise en organisant des meetings à Liverpool et à Manchester, puis en Irlande et en Ecosse. C’est alors qu’un tragique évènement va servir sa cause. 

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En mai 1857, en Inde, éclate la révolte des Cipayes. Musulmans, ils croient que les cartouches, qu’ils doivent décacheter avec les dents avant de les glisser dans leurs fusils, sont enduites de graisse de porc, ce qui est un sacrilège. C’est cet incident, au départ local, qui déclenche une rébellion bien plus grave dans toute l’Inde britannique. Le 30 mai, des combats sanglants ont lieu à Lucknow. Le 27 juin, des centaines d’Anglais, y compris des femmes, sont massacrés par des Cipayes à Cawnmore. La nouvelle est accueillie en Angleterre comme un désastre national. Il faut châtier les rebelles et pour y parvenir acheminer des troupes fraîches mais en contournant le Cap de Bonne-Espérance, comme d’habitude, ce qui prendra des semaines et des semaines… Même Palmerston finit par comprendre que l’existence du canal ferait gagner un temps considérable de navigation à l’armée des Indes. Il n’est plus opposé au projet mais à condition que la Grande-Bretagne soit seule propriétaire du canal…

L’affaire devient donc purement politique et doit être traitée de gouvernement à gouvernement. Mais Napoléon III demeure encore prudent. Il hésite toujours à engager la France dans cette aventure. A cela, il y a une raison : l’empereur des Français est alors harcelé par les saint-simoniens qui prétendent que ce projet leur appartient puisque c’est leur idée. Ils réclament une participation à 50%, ce que Lesseps refuse. Ils bombardent Napoléon III de lettres vengeresses à son encontre. L’Empereur en est fortement agacé et s’éloigne, provisoirement, d’un projet décidément trop controversé.

En novembre 1858, Lesseps décide d’agir. On se passera de l’autorisation du Sultan. Il constitue officiellement la Compagnie Universelle pour le percement de l’isthme de Suez. Il installe son siège au rez-de-chaussée du 16, place Vendôme le 5 novembre. Et il émet sur le marché 400.000 actions de 500 francs. La souscription sera close le 30 novembre. Contrairement à ce que pensait Lesseps, l’actionnariat sera plus français qu’international. La moitié des 400.000 actions est souscrite par 20.000 Français, sans le concours des grandes banques. L’Empire Ottoman en achète 96.000, l’Egypte 85.000 et l’Autriche 50.000. Pourquoi l’Autriche ? L’empereur François-Joseph a tout de suite compris l’intérêt du canal pour l’expansion du port autrichien de Trieste, son pays est ainsi le principal Etat européen souscripteur, bien plus que la Grande-Bretagne de la reine Victoria et la Russie du tsar Alexandre II. C’est la forte participation autrichienne à l’affaire qui expliquera la présence de François-Joseph à l’inauguration du canal.

Les premiers coups de pioche

En, retournant à Alexandrie, Ferdinand de Lesseps trouve Mohamed changé. Le Vice-Roi a beaucoup maigri et il flotte dans ses vêtements : "Voyez, comme ces Anglais m’ont fait maigrir… J’adopte cependant l’opinion de vos avocats et je rejette celle des miens."

Car le Cabinet britannique ne désarme pas et maintient ses critiques. Il le fait savoir à Mohamed Saïd par son ambassadeur, M. Green. Lesseps rassure le Vice-Roi. Pour lui prouver sa détermination, il se rend vers l’isthme et le 25 avril 1859, le premier coup de pioche est donné sur cette terre aride et grisâtre où va s’élever Port-Saïd. Toute l’équipe du canal est là, les ingénieurs, le docteur Aubert Roche, chef du service de santé de la compagnie, M. Hardon, directeur de la compagnie chargée de l’exécution des travaux. Dès le 1er juin, une drague est installée dans un bassin entre la Méditerranée et le lac Menzaleh. Elle creusera un chenal de douze  mètres de large et de un mètre cinquante de profondeur. Les employés européens et les fellahs campent sur une sorte de plage de cent mètres de large. L’approvisionnement du chantier arrive à dos de dromadaires. Dès le début, on tente d’intimider les ouvriers en les menaçant de bastonnades.

Les journaux britanniques dénoncent les conditions exécrables dans lesquelles travaille la main d'œuvre égyptienne et Londres entretient perfidement la polémique. Lesseps découvre que le chef de la police du Caire, acquis aux Anglais, est responsable de ces intimidations. Plus que jamais, Lesseps a besoin du soutien officiel de son Empereur. Le 23 octobre 1859, accompagné de quatre administrateurs, il est reçu au palais de Saint-Cloud par Napoléon III. Le monarque feint de s’étonner de l’hostilité que suscite en Europe et à Constantinople, la Compagnie du Canal. Un dialogue s’en suit :"Sire, c’est que tout le monde croit que Votre Majesté ne veut pas me soutenir." Réponse de Napoléon III : "Et bien, soyez tranquille, vous pouvez compter sur mon appui et ma protection."

Cette entrevue à Saint-Cloud va tout débloquer. Impressionné par la décision favorable de Napoléon III, le Sultan de Constantinople donne son accord de principe au projet en janvier 1860. Après les déconvenues du début, depuis six mois le chantier avance à pas de géant car Lesseps sait parfaitement que plus les opérations sont engagées, plus le projet deviendra incontestable. Il va diriger simultanément six chantiers échelonnés sur tout le long du parcours. Plus de 25.000 hommes, des Égyptiens, des Syriens et des Palestiniens y travaillent. Un chantier pharaonique. Les cinquante premiers kilomètres du canal entre Port-Saïd et Menzaleh sont dragués et sécurisés. Au début de 1862, on arrive aux abords du lac Timsah. La moitié  du chantier est réalisée mais au sud la progression est plus lente et plus difficile. Il y a des roches à attaquer. Il faudrait des machines pour accélérer mais le coût financier est énorme, compte tenu de l’argent disponible. Un autre drame inquiète Ferdinand de Lesseps : Saïd est malade.

Ismaïl Pacha succède à Saïd

Lesseps gagne aussitôt Le Caire. Il trouve Saïd mourant. Avant de s’éteindre le 18 janvier 1863, Saïd fait clairement savoir qu’il souhaite que les travaux aillent à leur terme. C’est son neveu, Ismaïl Pacha, qui lui succède comme nouveau Vice-Roi, à l’âge de 33 ans. C’est un Saint-Cyrien, terriblement timide mais fin et intelligent. Il veut se faire bien voir du Sultan de Constantinople  mais accepte que les travaux continuent. Sa seule décision consiste à exiger que les terres jouxtant le canal, jusqu’alors propriété de la Compagnie, lui soient restituées. En échange, il s’engage à couvrir les frais des travaux en cours. 

C’est alors qu’éclate une nouvelle polémique, entretenue par les Anglais, sur le travail forcé des fellah. Or, le recrutement de ces hommes est le même que pour les travaux de la voie de chemin de fer du Caire à Suez, construite par les Britanniques. L’affaire prend des proportions énormes et devient un scandale mondial, bien orchestré. Ismaïl Pacha ordonne alors la suspension des travaux. A la grande colère du gouvernement de Londres, on fait appel à l’arbitrage de Napoléon III. L’impératrice Eugénie défend farouchement Lesseps mais l’Empereur, conscient des risques, nomme une commission d’experts. Elle supprime le travail forcé. L’Empereur décide que, compte tenu des statuts de la Compagnie, le Vice-Roi doit apporter une compensation financière à l’impossibilité de faire travailler des ouvriers autochtones. La sentence rendue le 6 juillet 1864 sauvegarde l’avenir de la Compagnie. Elle fait désormais appel à des travailleurs européens mais surtout, on va utiliser des machines pour le creusement.

Après cette crise, le Sultan de Constantinople signe enfin le firman qui autorise la Compagnie du canal. Une nouvelle émission de titres va permettre la poursuite des travaux, qui vont avancer à pas de géant.

Le canal est enfin achevé

Une impressionnante flotte de dragues à vapeur et d’excavatrices géantes élargissent en un temps record le canal. 7000 Européens, essentiellement Français et Italiens, y travaillent. Au bout de cinq années de labeur ininterrompu, le canal est élargi pour permettre à des cargos et à des paquebots de l’emprunter. Il aura 7 mètres de profondeur, 24 mètres de largeur au fond et 58 mètres en surface. Parallèlement, trois nouvelles villes poussent comme des champignons, Port-Saïd et Suez aux deux extrémités mais aussi Ismaïlia, ainsi nommée pour rendre hommage au nouveau Vice-Roi. C’est d’Ismaïlia que Lesseps coordonnera tous les travaux.  

Cette ville, au bord du lac Timsah, ressemble à une ville française. Les maisons font penser à des chalets du Bois de Boulogne. La jolie résidence de Lesseps existe toujours. Je l’ai visitée. Pas un objet n’a bougé. On trouve même quelques cartons d’invitation de l’Empereur et de l’Impératrice pour des réceptions aux Tuileries… Car les bonnes nouvelles arrivent. Napoléon III soutient de plus en plus fermement le canal et en février 1868, une convention est signée entre l’Empire Français, le Vice-Roi d’Egypte et la Grande-Bretagne, qui enregistre officiellement l’existence du canal. Lors de l’Exposition universelle de 1867 à Paris, la Compagnie de Suez a son pavillon. Il attire d’autant plus les curieux que Lesseps, certains jours, en fait lui-même les honneurs. On y voit des plans-reliefs du canal en cours d’achèvement. C’est un énorme succès. Dans le premier épisode, je vous ai  raconté le mélange des eaux de la Mer rouge et de la Méditerranée le 15 août 1869. Encore quelques travaux de soutènement et l’inauguration pourra enfin avoir lieu...

Une inauguration fastueuse et inoubliable

Le 17 novembre 1869, c’est un spectacle exceptionnel. Sur les quatre-vingt navires en  rade de Port Saïd, cinquante vont enfin emprunter le canal. Napoléon III n’a pu se déplacer. Il a envoyé son épouse Eugénie à bord du yacht impérial "L’ Aigle". Il est suivi du "Greif", le yacht de l’empereur François-Joseph. Il y a des bâtiments militaires, des paquebots, des bateaux particuliers. La souveraine des Français inaugure la voie qui va changer les relations mondiales. En arrivant à Ismaïlia, le triomphe tourne au délire. Eugénie et son cousin Ferdinand de Lesseps voient arriver trois navires égyptiens à leur rencontre. Ils viennent de Suez. La navigation sur le canal a commencé dans les deux sens. Le Khédive monte à bord de "L’Aigle", présente ses hommages à l’impératrice et se jette dans les bras de Lesseps. 

La soirée à Ismaïlia dépassera en fastes toutes les  réceptions qui ont précédé à Port-Saïd. On y voit des bédouins avec armes et chevaux, des bachi-bouzouks de l’Empire Ottoman et des hussards hongrois, des burnous, des caftans, des hauts de forme, des crinolines, des bicornes emplumés. On n’avait jamais vu pareil spectacle sur l’ancienne terre des pharaons. Le long du canal, le Khédive a fait dresser des tentes où s’abritent les bédouins du désert. Des buffets, servis avec une prodigalité orientale, sont dispersés dans toute la ville et sans cesse renouvelés. Le soir, il y a grand bal au chalet du Khédive où 4 à 5.000 invités s’entassent dans une cohue indescriptible. A minuit, un feu d’artifice est tiré. Un souper somptueux est alors servi, préparé par 500 cuisiniers venus d’Europe. 

Après cette nuit d’enchantement, le signal du départ n’est donné qu’à midi et demi. Le cortège de bateaux fera escale au grand lac Amer. Rien n’est plus étrange et impressionnant que cette flotte immobile au milieu de l’immense nappe d’eau encerclée par le désert. Le 20 novembre, on part tôt, à 6 heures 45, pour arriver à Suez en fin de matinée. Le canal est inauguré. Certains, comme François-Joseph, gagneront Le Caire par le train ou comme Eugénie resteront à bord de leurs bateaux pour regagner Port-Saïd. Le canal est ouvert. Lesseps est heureux. Il l’est doublement puisque le 25 novembre, il va se remarier à Ismaïlia avec Hélène Autard de Bragard, 21 ans, soit 43 ans de moins que lui ! Une troisième  vie pour Lesseps. Couvert d’honneurs, de décorations et de gloire, il sera fêté dans le monde entier avec  sa nouvelle épouse (dont il aura… douze enfants !), jusqu’à ce que la construction d’un autre canal vienne gâcher sa fin de vie, le canal de Panama, mais ceci est une autre histoire… 

 

Ressources bibliographiques : 

Ghislain de Diesbach, Ferdinand de Lesseps (Perrin, 1998)

Jean des Cars, Eugénie, la dernière Impératrice (Grand Prix de la Fondation Napoléon, Perrin, 2000)

Jean des Cars, François-Joseph et Sissi, le devoir et la rébellion (Perrin, 2017)

 

 

 

"Au cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio

Auteur et présentation : Jean des Cars
Production : Timothée Magot
Réalisation : Matthieu Blaise
Diffusion et édition : Clémence Olivier et Salomé Journo 
Graphisme : Karelle Villais