Veolia / Suez : dans les coulisses de la plus grande bataille du capitalisme français

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Une manifestation de salariés de Suez opposés à leur rachat par Veolia, en septembre 2020. © Ludovic Marin / AFP
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Emmanuel Duteil, édité par Margaux Baralon , modifié à
Depuis l’annonce, fin août, de la volonté de Veolia de racheter la participation d’Engie dans Suez, une guerre historique s’est enclenchée entre les deux ennemis de la gestion de l’eau. Coups bas, manœuvres politiques et judiciaires, tous les ingrédients sont réunis pour faire de cette affaire la plus grande bataille du capitalisme français.

Ce lundi 31 août 2020, ensoleillé et doux, sent la fin des vacances. Dans tous les milieux économiques, un sujet anime les conversations : Veolia. Le numéro 1 mondial de l’eau a annoncé tard la veille, par surprise, son envie de mettre la main sur son concurrent historique, Suez. Deux entreprises, respectivement numéro 1 et numéro 2 mondial du marché de l’eau et des déchets, qui se connaissent autant qu’elles se haïssent. Ce mardi, le tribunal de commerce de Paris doit une nouvelle fois arbitrer entre les deux groupes. Une décision sur le fond du dossier très attendue par les protagonistes. 

Entre le lancement des hostilités et cette décision, six mois de coups bas, de manœuvres et de piques acerbes comme on en voit rarement dans le paysage industriel français. Plongée dans les coulisses d’un dossier hors normes.

Une opération surprise

Veolia, bien redressée par son PDG Antoine Frérot, rêvait de grossir et lorgnait son concurrent historique depuis longtemps. L’histoire s’est brusquement accélérée quand Engie, propriétaire de 30 % de Suez, a officialisé avant l’été 2020 la mise en vente de sa participation. Veolia, habituée des arcanes du pouvoir, a tout préparé en secret, profitant de la torpeur estivale et des vacances prises par la direction de Suez. Celle-ci a fait une erreur : refuser de croire à cette offre. Pourtant, tout Paris savait qu’Engie voulait vendre vite et bien. "Ils ont été naïfs chez Suez, ils n’ont rien vu venir", résume un bon connaisseur du dossier.

Cette opération surprise, très bien huilée, est accueillie positivement par le gouvernement. Le lendemain matin de l’offre, Jean Castex se montre très favorable à un tel rapprochement. "Antoine Frérot est un patriote. Il m’a appelé en plein été pour m’en parler", se félicite le Premier ministre devant quelques journalistes. "C’est une bonne solution pour Suez si Veolia peut garantir un bon prix et le maintien des emplois en France."

"Bercy nous dit que c'est solide"

Du côté de Bercy, on applaudit aussi des deux mains. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a rendez-vous ce matin-là avec Jean Castex pour parler du plan de relance qui doit être présenté quelques jours plus tard. Il se confie aux mêmes journalistes sur le trottoir de Matignon. "On a bossé dessus tout le week-end. C’est une belle opération qui peut créer un vrai champion français." Le deal semble alors presque bouclé. "Reste à trouver le bon prix", dit-on à Bercy. Veolia propose 15,50 euros par action. C’est un plancher. "S’il faut l’augmenter, on regardera", glisse avec un sourire la direction du groupe.

Veolia se délecte, sait qu’il pourra être plus généreux s’il le faut, et promet la main sur le cœur qu’il maintiendra les emplois en France. Surtout, le groupe affirme que Méridiam, le fonds d’investissement avec qui il s’est associé pour faire son offre et qui veut reprendre, pour des questions de concurrence, les activités eau France de Suez, est sérieux et bien intentionné. Un argument de poids aux yeux du ministère de l’Économie, qui assure auprès de Jean Castex connaître le fonds. "Bercy nous dit que c’est solide", glisse même le Premier ministre à l’annonce de l’offre.

De la lune de miel à la bataille rangée

Pourtant, la lune de miel annoncée tourne en quelques jours à la plus grosse bataille entre deux entreprises de ces dernières années. Car Suez n’a tout simplement pas l’intention de se vendre. Sa direction se mobilise. Et Bercy sent le traquenard venir. "Veolia nous a menti. Ils nous ont fait croire que l’accord de Suez serait une formalité à obtenir et que les activités de Suez dans l’eau en France qui seraient cédées seraient compétitives. Ils ont joué avec nous et ça ce n’est pas acceptable", tonne-t-on au ministère de l’Economie.

Bruno Le Maire enchaine les plateaux de télé et de radio pour alerter sur cette opération. L’ambiance tourne brusquement à l’orage. Le ministre veut un accord à l’amiable et rien d’autre. En privé il n’a pas de mots assez durs contre Engie, Veolia et Suez. "Je suis hors de moi", lâche-t-il à plusieurs reprises en petit comité.

Comme rien ne doit se passer comme prévu dans ce dossier, après moult rebondissements, Suez sort de sa poche un chevalier blanc : Ardian, un fonds d’investissement très respecté, dirigé par l’une des femmes les plus puissantes de Paris, Dominique Senequier. Son rôle : contrer l’offensive de Veolia en achetant à sa place la participation d’Engie dans Suez. Mais l’énergie du désespoir déployée par Suez ne suffit pas. Ardian abandonne vite le combat. Engie, toujours très pressé, vend début octobre sa participation de 30% à Veolia. Les administrateurs de l’Etat sont mis en minorité. Du jamais vu dans une entreprise détenue en partie par la France.

Le gouvernement désavoué

Pour sauver la face, Bercy organise alors en urgence une rencontre téléphonique entre le directeur de cabinet de Bruno Le Maire et plusieurs journalistes. Le ministère espère montrer qu’il est encore à la manœuvre. Trop tard. Le lendemain, tous les quotidiens qui titrent sur cette affaire ne manquent pas de souligner l’humiliation pour l’exécutif.

Veolia, de son côté, claironne. Antoine Frérot se dit que le deal du siècle dans le secteur est pour lui. A 62 ans, celui qui a redressé le groupe est persuadé de l’intérêt industriel de cette opération. "C’est une question d’égo. Il veut créer ce géant et partir auréolé de gloire à peine le dossier bouclé. Ça lui évitera de voir le désastre généré par cette opération", tacle un observateur.

Suez se mobilise contre Veolia

Suez se lance alors dans un combat à mort pour ne pas se faire manger. Deux hommes sont aux commandes. D’abord, Philippe Varin, industriel bien connu pour avoir dirigé PSA, et qui pensait passer une sorte de pré-retraite tranquille comme président du conseil d’administration de Suez. Ensuite, le jeune Bertrand Camus, qui gère au quotidien le numéro 2 mondial de l’eau. Ensemble, ils mobilisent l’entreprise du sol au plafond, créent l’union sacrée avec leurs syndicats, utilisent tous leurs réseaux pour dénoncer cette opération.

Chaque camp s’invective par médias interposés. Comme ce jour, fin septembre, où Bertrand Camus, invité sur Europe 1, traite Antoine Frérot de "menteur". Un dialogue plus souvent entendu dans les cours d’école que dans la bouche d’un grand patron.

Deux armées de communicants et de conseils

Pour tenter de l’emporter, chaque groupe lève une armée. Coté communication, Veolia opte pour la célèbre agence Image 7, qui gère le cas Carlos Ghosn, et pour Havas. Suez choisit deux autres mastodontes, DGM et Publicis. Chacun y va de ses pages de publicités dans la presse. Les deux groupes ont aussi pris les meilleurs avocats, comme Jean-Michel Darrois ou Jean Veil chez Suez.

" Ce n'est pas la crise pour tout le monde. Certains font leur année avec ce deal ! "

Pour aller au combat, il faut aussi des banques conseil. Là encore, on retrouve les plus grands noms de Paris. La banque de Jean-Marie Messier intervient pour Veolia. Il connait bien le dossier pour avoir été, en 2000, à l'origine de la création du géant de l’eau. On retrouve aussi l’ancienne patronne du Medef, Laurence Parisot, qui dirige désormais la banque américaine Citigroup en France. Citigroup défend les intérêts du conseil d’administration de Veolia. En face, Suez a misé, entre autres, sur Rothschild. Les meilleurs lobbyistes de la place de Paris sont sollicités… et grassement payés. "Ce n’est pas la crise pour tout le monde", ironise un ministre. "Certains font leur année avec ce deal !"

"C'est du jamais vu, et c'est honteux"

Tous les coups bas sont permis. Toutes les procédures judiciaires possibles et imaginables sont lancées. Suez va jusqu’à mettre sur pied une fondation aux Pays-Bas pour y localiser son eau France. Le but : sortir cette division pour empêcher Veolia de le dépecer, et donc enlever tout intérêt à cette opération. "C’est du jamais vu et c’est honteux à ce niveau de compétence", juge un spécialiste du dossier. Chaque coup est rendu à l’adversaire.

Antoine Frérot enchaine les réunions avec la presse pour défendre son projet et assurer qu’il l’emportera. Suez fait pareil pour démonter pied à pied l’opération avec un leitmotiv : "Vous avez vu l’offre de Veolia, vous ? Pas nous." De fait, aucune offre n’est encore formellement déposée auprès de l’autorité des marchés financiers à ce moment-là.

Coups tordus

Pas une semaine ne se passe sans un mot doux entre les deux groupes, qui ne se parlent qu’au tribunal. Malgré les appels répétés de Bruno Le Maire pour trouver une solution à l’amiable, les rares rencontres entre les dirigeants tournent court. "Ils n’arrivent pas à se parler", se lamente un proche du dossier.

Il faut dire que chacun dans son coin fomente le prochain coup tordu. Suez, par exemple, fait ressortir du bois la carte Ardian. Le fonds d’investissement veut croire à une sorte de troisième voie dans ce dossier, qui permettrait à tout le monde (et surtout lui-même) une sortie vers le haut (potentiellement lucrative). L’idée est de ne céder que quelques actifs à Veolia, en gardant un groupe Suez conséquent et compétitif. Fin de non-recevoir du côté du numéro 1 mondial de l’eau. "C’est notre projet, légèrement amendé, et rien d’autre", dit-on du côté la Porte d’Aubervilliers, où se trouve le siège du groupe.

Une guerre de tranchées "aux assauts aussi inefficaces que ceux de 14-18"

Plus que jamais, Veolia fait sien le dicton populaire qui veut que la meilleure défense reste l’attaque. Dimanche 7 février au soir, le groupe lance formellement son offre sur le capital qu’il ne détient pas encore. "Cette fois, on s’y attendait", ricane presque la direction de Suez. Mais tout le monde se lasse de cette guerre de tranchée "aux assauts aussi inefficaces que ceux de 14-18", pour reprendre les mots un brin agacés d’un proche des deux groupes. "C’est une honte pour la place de Paris", se lamente le lendemain au micro d’Europe 1 Bruno Le Maire, qui prêche dans le désert.

Veolia semble en mesure aujourd’hui de remporter la guerre d’usure. Ardian a précisé mercredi 17 février qu’il ne déposerait pas de contre-offre. Tout le monde semble enfin favorable à la nomination d’un médiateur pour tenter de sortir de cet imbroglio. Mais cette affaire laissera des traces et le mariage forcé s’annonce tumultueux.