L'actrice Adèle Haenel a secoué le monde du cinéma, en novembre, en accusant le réalisateur Christophe Ruggia d'"attouchements" et de "harcèlement". 9:32
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Pauline Rouquette , modifié à
Suite aux récents scandales et accusations qui ont secoué le cinéma français, l'universitaire et historienne du cinéma, Iris Brey, invitée d'Europe 1, explique comment la manière de filmer les femmes comme objet, et non sujet de désir, a conditionné le regard porté sur elles par le spectateur, et cimenté le système patriarcal dans lequel le septième art français s'est enfermé.
INTERVIEW

Révélations d'Adèle Haenel, polémique Polanski, démission des membres du comité directeur de l'académie des Césars... S'il fut un temps où le cinéma français se voyait reprocher sa "timidité" face au vent de révolte qui a secoué les États-Unis lors de l'affaire Harvey Weinstein, il semblerait que les fondations patriarcales bien ancrées du septième art français commencent, elles aussi, à trembler. 

C'est là tout l'objet du livre d'Iris Brey, critique et historienne du cinéma. Dans son ouvrage, intitulé Le regard féminin - Une révolution à l'écran (éditions de l'Olivier), la spécialiste exprime la nécessité d'effectuer "un effort collectif pour que le féminin devienne moins 'invisibilisé', et que les femmes prennent un peu plus de place dans l'espace public", explique-t-elle au micro d'Europe 1.

"Tout fonctionne comme des systèmes d'oppression"

Les dernières affaires, les récents scandales indiquent selon elle "un moment de prise de conscience" qui précède peut-être "la vraie révolution". Car elle l'affirme, ce qui se passe au sein des œuvres se passe aussi dans la société. "Il est important de regarder comme tout fonctionne comme des systèmes d'oppression et de domination qui sont dans nos institutions, sur nos plateaux, dans nos films", ajoute-t-elle.

Aujourd'hui encore, les chiffres sont criant. Sur les 4.000 membres de l'académie des Césars, ne sont recensées que 35% de femmes. Au cinéma, seuls 19% des réalisateurs sont des réalisatrices ; à la télévision, elles ne sont que 10%. "Si on ne prend pas des mesures radicales, rien ne changera", insiste Iris Brey. Mesures radicales qui commencent, selon elles, par la manière dont on filme les femmes.

Vues "comme des choses passives"

"La caméra regarde les femmes comme objet de désir, et non comme sujet de désir." S'il fallait prendre une phrase pour résumer la problématique soulevée par Iris Brey, ce serait celle-ci. L'historienne du cinéma invite alors à la remise en question, incitant à un inventaire détaillé de tous les films dans lesquels les femmes sont vues "de très loin", "comme des choses passives". L'inventaire ne sera pas long : la majorité des films sont filmés ainsi. Le constat d'un problème qui a évidemment des solutions. Le regard du cinéaste, qu'il soit produit par une femme ou un homme, doit, selon Iris Brey, s'intéresser à l'expérience féminine et nous placer du point de vue du personnage féminin. 

" Au lieu de les regarder, on est avec elles, on est dans leur expérience, dans leur trajectoire : ce qui permettrait de voir les femmes comme sujets et non comme objets : on se mettrait à désirer avec elles, et non à les regarder à leur insu. "

L'autrice évoque pourtant un corpus de films qui savent, ou ont su, mettre l'expérience féminine au premier plan. Des films parfois populaires, Wonder Woman, Titanic, cite-t-elle. Mais des films souvent "mal regardés".

Mettre en avant les œuvres qui célèbrent le féminin

"On ne naît pas en désirant d'une certaine manière, ce sont les images et le cinéma qui font partie de cette manière dont on apprend à désirer", explique-t-elle, allégeant la conscience d'un spectateur qui pourrait aisément se sentir coupable d'être resté conditionné à ne voir les images qu'à travers un prisme masculin, où la femme n'est qu'objet de désir. "La majeure partie des films nous montre que la manière de désirer se fait à travers la domination du corps féminin", ajoute Iris Brey qui estime que, pour s'interroger et changer les choses de manière collective, "il faut prendre conscience de la manière dont les femmes sont filmées".

S'appuyant sur des réalisateurs on ne peut plus contemporains, l'historienne distingue deux regards. Celui d'Abdellatif Kechiche, et celui de Céline Sciamma. "Le regard de Kechiche serait un regard de voyeur : on regarde les femmes à leur insu, on les filme 'comme des gros culs', selon ses propres termes" ; Sciamma, elle, "filme les corps des femmes dans l'action, comme des sujets qui désirent, et qui sont actives dans leurs désirs".

Le premier est un homme, la deuxième est une femme. "Les deux filment les femmes avec amour, mais l'un filme les femmes comme des objets, l'autre les filme comme des sujets". Iris Brey constate cependant l'arrivée de nouveaux réalisateurs "qui nous montrent d'autres récits". Selon l'historienne, "c’est un cercle vertueux qui peut se mettre en place, mais il faut absolument mettre en avant les œuvres qui célèbrent le féminin."