Le festival de l'île de Wight, 50 ans après : le concert inattendu d'exilés brésiliens

Caetano Veloso et Gilberto Gil montent sur scène alors qu'ils ne figurent pas à l’affiche. © Capture d'écran Youtube
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Jean-François Pérès

Chaque soir cet été, Europe 1 vous emmène en 1970, sur l'île de Wight, qui accueille alors un immense festival de musique pour la troisième année consécutive. Un an après Woodstock, cette édition restera gravée dans les mémoires avec des prestations et des groupes inoubliables. Dans ce second épisode, Jean-François Pérès s'intéresse à Caetano Veloso et Gilberto Gil.

Le festival de l’île de Wight, créé en 1968, connaît son apogée en 1970, lorsque près de 600.000 spectateurs se rassemblent sur ce bout de terre au sud du Royaume-Uni. Cinquante ans après, Europe 1 revient sur les différents concerts donnés pour ce qui fut, un an après Woodstock, l'un des derniers grands rendez-vous hippies. Ce mercredi, Caetano Veloso et Gilberto Gil, deux musiciens brésiliens exilés en Europe à cause de la dictature, qui sont invités sur scène par un heureux hasard.

Du jam sauvage à la scène de l'île de Wight

Caetano Veloso et Gilberto Gil sont deux stars brésiliennes, quasiment inconnues hors de leur pays, qui ont été chassées par la dictature militaire et se sont réfugiées à Londres. Le duo est arrivé à l’île de Wight en simple amateur de musique, des anonymes dans une foule de plus de 500.000 spectateurs. Ils ne figurent donc pas à l’affiche.

Les festivaliers peuvent tout de même entendre les deux musiciens "jammer", c'est à improviser dans les campements sauvages qui bordent les lieux. L’histoire raconte que c’est le percussionniste brésilien de Miles Davis qui les a reconnus et les a fait monter sur scène. Rikki Farr, l’organisateur, les présente en ces mots : "Je ne connais pas ces bons gars qui viennent du Brésil. On me dit que là-bas ils ne peuvent pas s’exprimer. La seule chose que je peux leur garantir, c’est qu’ici ils le peuvent." 

Le concert improvisé dure environ une demi-heure. Les festivaliers sont sous le charme. Très peu de choses subsistent de leur prestation, à peine quelques secondes d’images et de son : on voit un grand drapeau brésilien étendu sur la scène, une dizaine de danseurs dans d’étranges combinaisons de latex rouge et on entend le titre sans équivoque "Shoot Me Dead", tue-moi. La rumeur dit qu’ils termineront le concert complètement dévêtus. Ils deviennent ainsi les deux vedettes improbables de cette deuxième journée de musique. Pourtant, les deux hommes n’ont pas le cœur à la fête. Depuis un an, ils vivent une vie d’exil en Europe. 

La recherche d'une troisième voie entre la gauche brésilienne et régime militaire

Pour comprendre ce qu’il s’est passé, il faut retourner au Brésil, à Salvador de Bahia, dans le nord-est du pays, au bord de l’Atlantique, en 1963. Caetano Veloso et Gilberto Gil y font connaissance, à l’université. Tous deux sont issus de la classe moyenne. Veloso est un poète, un anticonformiste brillant. Gil, un musicien surdoué. Ils font leurs premiers enregistrements avec la sœur de Caetano Veloso, rebaptisée Maria Bethania, du nom d’une valse locale. Ils jouent aussi avec une future autre grande star, Gal Costa, qui sera elle aussi présente sur la scène de l’Ile de Wight. 

Le groupe connaît un vif succès, puis la vie les sépare provisoirement : direction Rio pour Caetano et Maria, San Paolo pour Gilberto. Leurs idées politiques, elles, restent les mêmes, iconoclastes. Ils dénoncent le régime militaire après le coup d’Etat de 1964 et la domination des Etats-Unis sur l’Amérique Latine. En effet, le coup d’Etat du maréchal Castelo Branco s’est fait avec l'accord de Washington. Dans le même temps, les deux musiciens refusent le nationalisme culturel et le repli sur soi prôné par la gauche brésilienne.

Les deux hommes cherchent une troisième voie. Ils veulent ouvrir les fenêtres de ce pays immense mais qui étouffe. Ils multiplient les provocations sur scène et dans leurs textes et sont de plus en plus populaires. En juillet 1968, avec plusieurs amis musiciens dont Tom Ze, Nara Leao ou encore le groupe extravagant Os Mutantes, ils publient leur album manifeste, Tropicalia. C'est une ode à un Brésil moderne, décomplexé, fier de sa culture, de sa jeunesse et de son métissage. Le morceau d’ouverture s’appelle "Miserere Nobis", "prends pitié de nous" dans les prières chrétiennes latines. C'est une allusion claire à la situation politique du pays et un titre visionnaire.

Forcés à l'exil par la junte militaire

Armés, si l’on peut dire, de ce programme politique et musical qui veut réconcilier le rock et la bossa nova, le folklore brésilien et l’avant-garde, Gil et Veloso répandent le "tropicalisme" dans tout le pays. Une diffusion permise notamment grâce à la télévision, dans un pays qui adore les concours de chansons.

Lors d’un concert, Caetano déploie une banderole en forme d’hommage à un bandit tué par la police. "Soyez marginaux, soyez des héros", est-il écrit sous une image de l’homme mort. C’est la provocation de trop. Le 13 décembre 1968, la junte militaire publie le décret AI-5, qui limite drastiquement les libertés civiles et établit une censure artistique. Deux semaines plus tard, Caetano Veloso et Gilberto Gil sont arrêtés, emprisonnés et violentés pour "activité anti-gouvernementale".

Les deux hommes passeront deux mois derrière les barreaux. Gil découvre les philosophies orientales et devient végétarien. Veloso, lui, transforme son incarcération en introspection. Le régime se méfie de leur popularité et les renvoie chez eux en résidence surveillée avec ce message : quittez le pays au plus vite. C’est chose faite en septembre 1969, après deux concerts d’adieux déchirants qu’ils ont réussi à organiser à Salvador de Bahia pour payer leurs billets d’avion et une partie de leurs dépenses d’exil. Ils passent à Lisbonne, à Paris, dans un hôtel du Quartier Latin et arrivent finalement à Londres. Leurs épouses, enfants et manager sont du voyage.

À Londres, deux destins différents...

Gil, Veloso et leurs épouses, deux sœurs nommées Andrea et Sandra, vont vivre trois ans dans la capitale britannique, d’abord ensemble, puis séparément. Gil se fond dans les milieux underground, on le voit jouer avec des groupes en vue, fréquenter les galeries d’art et les boutiques de disques. Son beau-frère, lui, traîne sa mélancolie, sa "saudade". Le Brésil lui manque, sa sœur aussi. C’est ce qu’il exprime en 1971 dans l’un de ses deux disques enregistrés à Londres. Le titre porte le nom de l’être cher : Maria Bethania.

Chacun à leur manière, les deux artistes ont vécu intensément ces trois années à Londres. Gil a découvert grâce aux immigrés jamaïcains le reggae, qu’il va populariser au Brésil. Veloso s’est rapproché des racines africaines de sa terre natale. Après avoir reçu des assurances du pouvoir en place, Caetano Veloso et Gilberto Gil reviennent finalement au pays début 1972. Leur voix ne s’éteindra pas, bien au contraire.

... avant un retour au pays très attendu

Tous deux vont proposer dans les années 1970 des disques très personnels, métissés, solaires. Ensuite, ce sera le grand saut dans la vie publique pour Gilberto Gil, élu local écologiste à Santiago, défenseur des peuples indigènes, créateur d’une fondation pour les océans, ambassadeur des Nations unies et également ministre de la Culture du gouvernement Lula entre 2003 et 2008. C'est donc une personnalité majeure de l’histoire contemporaine du Brésil. 

Caetano Veloso, lui, se focalise avec succès sur son art. Il remplit régulièrement les salles sur les cinq continents, y compris en Angleterre, où il revient souvent. Ces Lennon et McCartney de la musique populaire brésilienne, comme on les a souvent présentés, se sont symboliquement retrouvés en musique lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Rio en 2016.

À 78 ans pour Gil, un de moins pour Veloso, les engagements politiques continuent. Ils s'opposent par exemple à la politique de l’actuel président Jair Bolsonaro, qui ne leur rappelle que de mauvais souvenirs. "Le fascisme montre ses griffes", déplorent-ils. "C’est une menace claire pour notre patrimoine et notre civilisation." Engagés un jour, engagés toujours.

Retrouvez tous les autres épisodes de notre série "Le festival de l'île de Wight, 50 ans après" :

Épisode 1 : les dernières notes des Doors de Morrison

Épisode 2 : Mighty Baby, le talent sans la gloire