Gainsbourg : écoutez comment la musique classique a nourri son œuvre

Serge Gainsbourg
Serge Gainsbourg ne considérait pas la chanson comme un "art majeur". © AFP
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Romain David , modifié à
Brahms, Dvorak, Khatchaturian ou encore Chopin - surtout Chopin - Gainsbourg n'a cessé tout au long de sa carrière de puiser dans le répertoire classique, et principalement la période romantique, pour composer quelques-unes de ses plus belles chansons. Découvrez de quelle manière les plus grands noms l'ont inspiré.
DÉCRYPTAGE

"Un art majeur demande une initiation, pas un art mineur comme les conneries que nous faisons, nous !" La scène, passée à la postérité, se déroule sur le plateau d'Apostrophes le 26 décembre 1986. Serge Gainsbourg affirme que la chanson est un art "mineur", au grand dam de Guy Béart. "Ça n'a rien de mineur une chanson !", clame-t-il. L'échange s’envenime, et l'auteur de La Javanaise traite celui de L'eau vive de "connard". Gainsbourg, qui s'était essayé à la peinture et à la littérature, ne faisait jamais grand cas de ses compositions, à l'exception de quelques titres comme La ballade de Melody Nelson. Timidité maladive ? Fausse modestie ?

Le chanteur s'est pourtant souvent tourné vers les plus grands noms de la musique pour nourrir son art, "mineur" donc, allant chercher dans le répertoire classique quelques pages immortelles pour servir de matériau musical à plusieurs de ses tubes. On en dénombre plus d'une dizaine, mais sept ont particulièrement retenu notre attention.

Chopin à la folie

Car Serge Gainsbourg, compositeur de génie, était aussi un immense mélomane. Comment cet amour du classique lui est-il venu ? Dans cette chambre de la Schola Cantorum qu'il a habité avec sa première épouse ? Plus tôt probablement, dans l’ombre d'un père passé par le conservatoire de Moscou et qui, une fois arrivé en France, travaille comme pianiste de bar. Il arrive d’ailleurs au jeune Serge de le suivre en tournée, dans les stations balnéaires à la mode le long de la côte normande. Lui-même s’essayera à une carrière de pianiste-crooner au Touquet, à Deauville et dans plusieurs cabarets parisiens. Un piano qui le conduit jusqu'à Chopin. C'est à ce compositeur que Gainsbourg aura fait le plus d'emprunts, généralement pour des titres mélancoliques et sombres, comme si rien ne pouvait égaler le spleen du piano de Chopin.

Dans Jane B, écrite en 1969 pour Jane Birkin qu'il a rencontré un an plus tôt, Gainsbourg utilise le prélude pour piano n°4 de Chopin. La chanson se présente comme l'avis de recherche d'une jeune anglaise portée disparue, l'occasion d'une description du corps de l'être aimé - "Yeux bleus, cheveux châtains, Jane B, teint pâle, le nez aquilin" -, mais la lancinante mélodie, portée par un orgue et chantée par Birkin un octave plus haut, sonne presque comme un requiem qui annonce en sous-main le dénouement tragique du morceau, sous la forme d'un fait-divers : "Jane B, tu dors au bord du chemin, le couteau de ton assassin au creux de tes reins."

Jane B (1969)

Le prélude pour piano n°4, opus 28 de Chopin

Si Jane B marque la rencontre entre le compositeur et celle qui sera sa muse pendant plus de dix ans, Dépression au-dessus du jardin, sortie en 1981, scelle implicitement le dénouement de leur histoire d'amour. Là encore Chopin est au rendez-vous, avec la 9e étude en fa mineur de son opus 10, parfois surnommée "La Tempête". Celle de Gainsbourg, assurément, est sentimentale : Jane Birkin a quitté en septembre 1980 la rue de Verneuil, laissant Gainsbarre seul avec ses démons.

Le tourbillon des notes évoque le vertige du vide, vide amoureux certes - "Tu as lâché ma main comme si de rien n'était"-, mais le vide aussi dans lequel le héros de la chanson semble hésiter à se jeter. "Dépression au-dessus du jardin, j'ai l'impression que c'est la fin." Si Gainsbourg a souvent repris ce titre, la version originale a été enregistrée par Catherine Deneuve pour l'album Souviens-toi de m'oublier, avec un accompagnement de guitares électriques conférant à ce morceau une âpreté cinglante.

Dépression au-dessus du jardin (1981)

Étude en fa mineur n°9, "Le Tempête", opus 10 de Chopin

Décidément, cet opus 10 de Chopin, un album d'études composées alors que le compositeur n'a que 19 ans, aura particulièrement inspiré le chanteur. En 1984 Gainsbourg y puise à nouveau, cette fois pour l'un de ses tubes les plus sulfureux : Lemon Incest, qu'il enregistre avec sa fille Charlotte alors âgée de 13 ans. Le titre de la chanson, restée 18 semaines dans le Top 50, est un jeu de mots franco-anglais autour des termes "zeste" et "incest". Son texte décrit l'amour fusionnel et ambigu d'un père pour sa fille. Elle déclenche une véritable polémique, notamment en raison du lien de filiation des deux interprètes qui, de surcroît, apparaissent dans le clip filmé un an plus tard dans le même lit, elle vêtue d'un haut de pyjama, lui du bas.

Pour la musique, Gainsbourg se tourne vers l'étude n°3 en mi majeur, souvent appelée "Tristesse", et peut-être l'une des plus belles pages de Chopin. La voix fluette de Charlotte Gainsbourg montant doucement vers les suraigus, la pureté presque mozartienne de la mélodie de Chopin, légèrement retouchée par Gainsbourg, et l'ambivalence du texte qui évoque l'inceste sans jamais le nommer - "L'amour que nous n'ferons jamais ensemble" - insuffle à Lemon Incest sa dimension vénéneuse. En 2021, plus de 35 ans après sa composition, et dans la foulée du livre de Camille Kouchner et des révélations du mouvement #MeTooInceste dénonçant la banalisation de l'inceste dans la société française, Lemon Incest ne manque pas de susciter toujours autant l'embarras.

Lemon Incest (1984)

Étude en mi majeur n°3,  "Tristesse", opus 10 de Chopin

Avec Charlotte for Ever (1986), une chanson extraite de l'album du même nom, également interprétée en duo avec sa fille et aux paroles non moins provocantes que celles de Lemon Incest, Gainsbourg se tourne encore vers le répertoire pianistique. Cette fois il s'éloigne de Chopin et reprend à son compte un andantino d'Aram Khatchaturian, compositeur arménien au style souvent lyrique, disparu quelques années plus tôt.

Charlotte for Ever (1986)

Andantino, opus 62, d'Aram Khatchaturian

La fougue de Dvorak

Gainsbourg va chercher chez Antonin Dvorak, compositeur tchèque de la fin du XIXe siècle, un souffle épique. Une œuvre en particulier l’inspire : la symphonie n°9 "du Nouveau Monde". Gainsbourg utilise le thème du premier mouvement pour composer Initials B.B., sortie en 1968. Le texte, qui cite Charles Baudelaire et Alan Edgar Poe, évoque ses amours contrariées avec Brigitte Bardot. Mais l’ivresse frénétique de la mélodie fait sonner Initials B.B. comme l'hymne tonitruant d'une féminité conquérante – "des médailles d'impérator font briller à sa taille le bronze et l'or". Nous sommes ici dans l’exaltation d’une passion ardente, davantage que l'épanchement d'un chagrin d’amour. "La plus belle déclaration qu’un homme m’ait jamais faite", assure Brigitte Bardot dans sa préface du livre d'Alain Wodrascka, Serge Gainsbourg Over the Rainbow.

Initials B.B. (1968)

Premier mouvement de la symphonie n°9 "du Nouveau Monde" de Dvorak

Toujours en 1968, Gainsbourg s’autorise un autre emprunt à cette symphonie de Dvorak, pour une chanson moins enfiévrée mais tout aussi entêtante : Requiem pour un con. La citation, extraite du fameux final de la 9e, est cette fois beaucoup moins reconnaissable tant le chanteur l’a remaniée. Requiem pour un con et son compositeur apparaissent la même année dans Le Pacha de Georges Lautner avec Jean Gabin. À en croire l'acteur, la chanson de Gainsbourg n'a pas été étrangère aux difficultés rencontrées par le film avec la censure de l'époque.

Requiem pour un con (1968)

Final de la symphonie n°9 "du Nouveau Monde" de Dvorak

La mélancolie de Brahms

Composée pour Jane Birkin après leur rupture, Baby alone in Babylone (1983) narre l'errance d'une starlette imaginaire à Hollywood, sur les traces de Marilyn Monroe. Ici, Gainsbourg se tourne vers un monument du romantisme allemand : la 3e symphonie de Johannes Brahms et son célébrissime allegretto, une page languissante et mélancolique. La voix de Birkin, perchée à des hauteurs stratosphériques, se déploie sur un fil. Bientôt doublée par une opulente orchestration, citant l'œuvre de Brahms textuellement, sans aucune altération. "Je ne fais qu’emprunter. Mes essais - qui ne sont que des essais - s’effaceront d’eux-mêmes et Brahms sera restitué. Je l’ai à peine effleuré", assure Gainsbourg dans une interview au Monde de la Musique en 1986.

Baby alone in Babylone (1983)

Troisième mouvement de la symphonie n°3 de Brahms

La plupart des emprunts faits par Gainsbourg au répertoire classique le sont à des compositeurs romantiques, et à des œuvres souvent bien connues du grand public, notamment parce certaines d'entre elles avaient déjà été utilisées avant lui par d'autres chanteurs ou des cinéastes. Pour autant, son goût de la musique ne se bornait pas à cette seule période, bien au contraire. Il admirait profondément la musique du XXe siècle et, de l'aveu de Jane Birkin, considérait Alban Berg, l'un des grands représentants du dodécaphonisme, comme un maître. Mais Gainsbourg n'est jamais allé puiser dans ce répertoire, évitant peut-être ainsi de glisser vers un élitisme pédant. Ses compositions ont toujours eu le souci de consacrer la réconciliation du savant et du populaire. Un "art mineur", peut-être, mais qu'il a toujours su décliner sur un mode majeur.