Françoise Héritier, une anthropologue féministe ancrée dans l'actualité

Françoise Héritier crédit : ERIC FEFERBERG / AFP - 1280
Françoise Héritier été faite Grand officier de la Légion d'honneur en 2014 © ERIC FEFERBERG / AFP
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Marthe Ronteix , modifié à
Françoise Héritier, morte mercredi, avait questionné nombre de rapports humains comme l'inceste ou la différence entre le masculin et le féminin.

Elle venait de recevoir le prix spécial du jury du Femina pour l'ensemble de son oeuvre. Françoise Héritier, deuxième femme à enseigner au prestigieux Collège de France, est morte mercredi le jour de ses 84 ans. Cette anthropologue émérite spécialiste des questions de parenté et de famille s'était emparée de plusieurs sujets de société concernant les rapports masculin/féminin et la représentation du corps.

Africaniste de renom et féministe non-militante, elle s'est exprimée ces dernières années sur des sujets de société tels que l'accouchement sous X, l'adoption, la procréation médicalement assistée ou encore le mariage homosexuel, auquel elle était favorable. Jeudi dernier encore, sur France 5, elle avait soutenu la libération de la parole des femmes agressées et/ou harcelées, à la suite de l'affaire Harvey Weinstein. Elle avait néanmoins reconnu préférer l'utilisation du hashtag #metoo plutôt que #balancetonporc, une manière plus efficace selon elle de faire prendre conscience du malaise.

Un séminaire de Lévi-Strauss comme révélation

Passionnée par les revendications d'égalité et les utopies scientifiques, cette native d'Auvergne (en 1933) a une révélation en assistant à un séminaire de l'anthropoloque Claude Lévi-Strauss à l'École pratique des hautes études en sciences sociales (EHESS) alors qu'elle est étudiante en histoire et géographie à La Sorbonne. Sa carrière prend alors un tout autre tournant. Elle sera consacrée à l'anthropologie sociale.

En 1958, elle s'embarque vers la Haute-Volta (devenue Burkina Faso) pour y étudier les interdits matrimoniaux chez les Samo. Un poste qui lui est revenu, faute d'hommes y postulant, après lui avoir été refusé une première fois. Elle rencontre son premier mari, l’anthropologue Michel Izard, avec qui elle a une fille. Pendant les cinq années suivantes, elle multiplie les missions en Afrique.

Entrée au CNRS en 1967, elle en reçoit la médaille d'argent en 1978 pour ses travaux sur le système de parenté et d'alliance. Françoise Héritier estime que la parenté n'est qu'une "construction idéologique" car "rien de ce que nous faisons ou pensons, systèmes de vie, d'attitude et de comportement, n'est issu directement de lois naturelles".

Une succession houleuse au Collège de France

Ses compétences et la reconnaissance de son travail vont l'amener à être nommée à la chaire d'Études comparées des sociétés africaines par son maître à penser, Claude Lévi-Strauss, en 1982. Cette succession passe mal auprès des candidats masculins à ce poste. D'autant plus que la chercheuse possède à son actif seulement deux licences et pas de thèse. Mais en s'appuyant sur ses compétences d'historienne, elle parvient à s'imposer. "Je pense avoir toujours été considérée comme leur égale, intellectuellement", avait expliqué Françoise Héritier à l'AFP. "Cependant, j'ai souvent senti, derrière la courtoisie, quelque chose de l'ordre de la condescendance". "Alors que le structuralisme [méthode de Lévi-Strauss] vivait son chant du cygne, elle l’a déplacé, enrichi", se souvient l'historien François Dosse auprès de Libération.

Françoise Héritier continue son étude de l'humain et oriente ses recherches dans le champ du corps et de ses représentations. D'ailleurs, en 1989, le président François Mitterrand la nomme présidente du Conseil national du Sida. Elle fera ensuite partie du Comité consultatif national d'éthique chargé de réfléchir sur les grands questionnements en matière médicale.

Le principe de "valence différentielle des sexes"

Françoise Héritier s'intéresse aussi à l’articulation du masculin et du féminin. Elle met alors au point le concept de "valence différentielle des sexes". Selon la chercheuse, la domination masculine (et la soumission féminine) se retrouvent dans toutes les cultures et à toutes les époques. C'est un outil universel, un "butoir de la pensée". La seule différence selon elle entre homme et femme serait d'ordre physiologique : la capacité d'enfantement, rappelle Libération.

Touchée par une rare maladie auto-immune dans les dernières années de sa vie, François Héritier poursuit malgré tout sa carrière et, entre deux livres savants, elle publie Le sel de la vie (chez Odile Jacob en 2012), méditation consacrée aux "imperceptibles riens qui donnent, individuellement mais aussi universellement, son goût à l'existence", qui s'écoule à 250.000 exemplaires.

Elle venait de publier une suite, Au gré des jours (chez Odile Jacob) dans lequel elle évoque à la fois sa collaboration avec Claude Lévi-Strauss mais aussi sa maladie, le sexiste de ses collègues chercheurs… Une succession de "moments forts ou décisifs" comme elle le décrivait elle-même pour son éditeur qui se conclut par une phrase qui évoque toute la discrétion et la douceur de cette intellectuelle féministe : "Fermez doucement la porte derrière vous."

Une auteure reconnue. Françoise Héritier avait notamment écrit Le rapport frère-soeur, pierre de touche de la parenté; Sida, un défi anthropologique; La différence des sexes; Une pensée en mouvement; Masculin, féminin (en 2 volumes); De la violence;De l'inceste, etc. 

Elle a reçu en 2003 le Prix Irène-Joliot-Curie, qui promeut la place des femmes dans le milieu scientifique. Elle venait de publier Au gré des jours (Odile Jacob) et avait reçu la semaine précédente le prix spécial du jury exclusivement féminin du Femina pour l'ensemble de son oeuvre.