Alain Jakubowicz : "La justice, c’est le temps, le contraire des réseaux sociaux et des chaînes en continu"

Trois célèbres avocats s'inquiètent de l'avenir d'une justice qui se fait selon eux plus sur les plateaux de télé que dans les prétoires.
Trois célèbres avocats s'inquiètent de l'avenir d'une justice qui se fait selon eux plus sur les plateaux de télé que dans les prétoires. © SYLVAIN THOMAS / AFP
  • Copié
A.D. , modifié à
Trois avocats, Éric Dupont-Moretti, Alain Jakubowicz et François Sureau, s'insurgent contre une justice en proie à la pression médiatique. Ils alertent contre ce qu'ils considèrent comme un effondrement des droits de la défense.

Trois avocats - Éric Dupont-Moretti, avocat notamment d’Abdelkader Merah et Georges Tron, Alain Jakubowicz, conseil de Nordahl Lelandais, et François Sureau, avocat au Conseil d’État et écrivain - étaient les invités d’Europe soir pour analyser l’évolution du milieu judiciaire, alors que l'affaire Jonathann Daval a montré une justice soumise aux soubresauts médiatiques, à la frénésie des réseaux sociaux et à la critique politique. Les trois avocats se montrent pessimistes et lancent une alerte : celle de la perte de fondamentaux démocratiques.

"Présumé coupable". "Je crois que la présomption d’innocence est reléguée au rang d’accessoire", clame d’entrée Éric Dupont-Moretti. "Les procès se font dans les médias. Le terrorisme a, d’une certaine façon, gagné. Les droits de la défense n’ont plus vocation à exister et beaucoup de juges ne nous témoignent pas du respect que l’on mérite", ajoute-t-il, dans un constat lourd, étayé par ses confrères. "La justice n’est plus rendue dans les palais de justice mais sur les plateaux de télévision", regrette Alain Jakubowicz. "On y voit des témoins, des experts, qui pourraient être désignés, venir et donner des avis définitifs sans connaître les dossiers." Même chose selon lui pour "d’ex-policiers et gendarmes ou des confrères". L’avocat voudrait que le législateur se saisisse de cette question médiatique : "Il n’est pas admissible que des émissions soient diffusées sur des affaires en cours, que des témoins soient entendus avant de comparaître. Est-ce qu’on imagine des caméras dans les salles d’opération ?", faite mine de s'interroger l'avocat, qui pointe le risque que l'opinion des jurés soit faite avant tout procès. "Au bout du compte, nous sommes immoraux parce qu’on défend des salauds et on serait incapable de la moindre empathie pour une victime. C’est comme ça qu’on nous voit", déplore-t-il encore.

Entendu sur europe1 :
Nous défendons un système où il n’y a de liberté pour personne si la passion populaire ou la volonté du gouvernement peut faire condamner un homme

"Assentiment général". Abdelkader Merah en est l’illustration, poursuit Éric Dupont-Moretti. "En réalité, on souhaite qu’il ait un avocat qui soit un pot de géranium. Il faut qu’il ait un avocat pour le principe." Il pousse la réflexion sur les Français en Irak. "Personne ne semble révolté à l’idée que ces hommes, nos concitoyens qu’on le veuille ou non, risquent la peine de mort. On accepte l’idée de se comporter comme des barbares avec des barbares." Un monde - démocratique - est ainsi en train de disparaître, considère même François Sureau. "Ce monde existait dès avant la Déclaration des droits de l’Homme, qui repose sur deux, trois idées : pas de rapport entre la gravité du crime et les garanties de l’accusé, un accusé présumé innocent est jugé par un juge indépendant, avec un défenseur, dans le silence des passions du peuple et des bureaucrates. Ce qui me consterne, c’est l’assentiment général (…) On a l’impression que la majorité des Français désirent la tyrannie."

La sortie de Marlène Schiappa, un problème de "séparation des pouvoirs". Les trois conseils s’accordent sur ce point et tous s’insurgent, par exemple, contre la prise de parole de Marlène Schiappa dans l'affaire Daval. Éric Dupont-Moretti qualifie les déclarations de la secrétaire d'État à l'égalité femmes-hommes comme contrevenantes à la "séparation des pouvoirs". François Sureau s’étonne qu’elle n’ait pas eu à remettre sa démission. "Il y a peu de choses plus sérieuses que la séparation des pouvoirs. Je ne vois guère plus sérieux après la tentative de putsch armé", insiste-t-il. "L’avocat est devenu un empêcheur de condamner en rond. On veut que la condamnation soit pratiquement automatique, portée par la passion populaire, avec une interposition très faible de la volonté des magistrats. L’idée de peine plancher repose entièrement sur cette question du tarif. Ce qu’on veut, c’est une justice dépersonnalisée. C’est un changement de civilisation auquel nous assistons. Les gens ne comprennent pas le métier de l’avocat. Ils croient que l’on est en train de défendre nos prérogatives professionnelles. Or, nous défendons un système où il n’y a de liberté pour personne si la passion populaire ou la volonté du gouvernement peut faire condamner un homme."

Quant à la défense de Jonathann Daval, qui a fait l'objet d'une remontrance du bâtonnier de Besançon, Éric Dupont-Moretti s’étonne, mais avec plus d’excuses : "La garde à vue n’a pas réellement commencé et il vous explique que, si on trouve le drap avec l’ADN de son client, c’est une preuve accablante. Quand vous êtes défendu comme ça, vous êtes quand même rhabillé pour l’hiver… Peut-être s’est-il laissé emporter par l’émotion médiatique. Mais tout cela n’excuse en rien les propos du ministre (de la secrétaire d'État, ndlr)." Alain Jakubowicz conclut : "La justice, c’est le temps, l’absence de passion, le contraire des réseaux sociaux et des chaînes en continu."