Dans une société encore très patriarcale, les femmes japonaises apprécient se mettre en avant lors de ces cérémonies. 5:50
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Bernard Delattre (depuis Tokyo au Japon), édité par Jonathan Grelier , modifié à
En raison de la pandémie de Covid-19, les Japonais n'ont pas organisé le o-mikoshi l'été dernier dans leur pays. En temps normal, 300.000 de ces processions rythment le mois d'août de l'archipel et cimentent la vie sociale japonaise. Europe 1 vous raconte l'origine et l'importance de cet événement ancestral, dont l'annulation a laissé un grand vide au Japon.
REPORTAGE

Partout dans le monde, la pandémie de Covid-19 bouscule les traditions. Au Japon par exemple, les habitants ont dû renoncer au o-mikoshi l'été dernier. Procession ancestrale et quasiment jamais annulée par le passé, cet événement joue habituellement un rôle formidable de cohésion sociale dans le pays, d'où un gros manque pour bon nombre de Japonais. "J'ai 82 ans et mon premier o-mikoshi, je devais avoir 5 ou 6 ans. Je ne raterais ça pour rien au monde, car cette procession, au-delà de sa dimension religieuse, est un geste de solidarité et de fraternité : tous les participants s'engagent à continuer pendant un an à veiller sur les gens du quartier et à participer à la vie communautaire", explique ainsi un habitué au micro d'Europe 1.

"C'est symboliquement fort de réussir à porter tous ensemble ce sanctuaire aussi lourd"

Le o-mikoshi est un rituel shintoïste, le Shinto étant la religion ancestrale du Japon. Elle coexiste avec le bouddhisme. Ce qu'on appelle "o-mikoshi" est en fait une réplique portable de sanctuaire shintoïste. Ce sont des œuvres d'art magnifiques faites par des artisans tels que des orfèvres et des ébénistes. Ces réalisations sont ensuite fixées à des poutres pour que tous les habitants les promènent l'été dans les rues de leur quartier. Il s'agit d'un rituel très populaire, qui rassemble tout le monde. Il faut d'ailleurs beaucoup de bras pour soulever ces sanctuaires, souvent très imposants. Les plus massifs peuvent faire dix mètres de haut et peser plusieurs tonnes. Des dizaines, voire des centaines, de porteurs sont donc nécessaires pour mener à bien la procession.

Omikoshi et distanciation  sociale...

En temps normal, il faut de nombreux porteurs pour soulever les sanctuaires mobiles. Crédit photo : Bernard Delattre, correspondant d'Europe 1 au Japon

Le but spirituel des participants est de protéger le quartier des mauvais esprits. Avant le départ de la procession, un responsable religieux bénit le sanctuaire portable. Ce dernier passe ensuite dans les rues, ce qui garantirait la protection des divinités shintoïstes pendant un an, jusqu'à la procession suivante. "C'est symboliquement fort de réussir à porter tous ensemble ce sanctuaire aussi lourd. Ça veut dire que si on reste bien soudés, si on continue à se serrer les coudes, le quartier surmontera tous les aléas. Vivement donc la fin de l'épidémie, qu'on puisse renouer avec cette si belle tradition", poursuit l'octogénaire au micro d'Europe 1.

"C'est vraiment le jour où les Japonais arrêtent de travailler et prennent le temps de se retrouver"

Cette année, l'épidémie aura donc eu raison des processions, qui ont lieu d'habitude partout au Japon, aussi bien à la campagne qu'en ville. Les plus réputées attirent chacune jusqu'à près de trois millions de spectateurs ! En temps normal, 300.000 fêtes de ce type se déroulent par an dans l'archipel. Des événements très joyeux et festifs qui n'ont pas de prix pour cette Japonaise : "ce jour-là, on se met sur son 31. Moi, je revêts mon plus beau kimono."

"Il y a une ambiance incroyable. Des lampions multicolores ornent les rues, des gosses hyper-excités courent de tous les côtés et jouent du tambour, tout le monde a le sourire. C'est vraiment le jour où, enfin, les Japonais quittent leurs écrans, arrêtent de travailler, et prennent le temps de se retrouver", décrit-elle. "À la fin de la procession, il y a à chaque fois un grand banquet. Et là, un peu comme lors des pique-niques sous les cerisiers en fleurs, au printemps, on s'empiffre de sushis, on se saoule au saké, on dit des bêtises, on se lâche... Ça fait vraiment du bien : tout le monde savoure ce moment si précieux de convivialité."

"Ça me touche chaque fois beaucoup"

La consommation d'alcool a bien sa place dans cette procession religieuse. Le riz et saké – l'alcool de riz – occupent une place très importante dans la religion Shinto. Chaque année, au Japon, la récolte de riz est bénie dans les sanctuaires. Et la procession du o-mikoshi débute obligatoirement par un sakazuki : tout le monde doit boire une grande coupe de saké. Reste que pour les Japonais, ces cortèges sont remplis d'émotions. Il n'est d'ailleurs pas rare de voir des gens fondre en larmes tellement ils sont émus.

"Cela me fait chaud au cœur d'y prendre part. Entre les gens qui portent le sanctuaire, il y a une chaleur, une entraide et une bienveillance émouvantes. Tout le monde est très gentil, attentionné et souriant. En plus, on vibre à l'unisson, on est tous emportés par la même fougue, tous grisés par la foule et les cris. C'est très fort comme ambiance !", raconte une trentenaire. "Notamment pour nous les femmes, quand les hommes sont relégués en queue de cortège et que c'est à notre tour d'être placées devant. Les femmes mises en valeur, ce n'est pas fréquent dans cette société japonaise qui est encore très patriarcale. Donc, moi, ça me touche chaque fois beaucoup."

Omikoshi contraste Lumières tradis et modernes

Des lampions sont installés dans les rues à l'occasion du o-mikoshi. Crédit photo : Bernard Delattre, correspondant d'Europe 1 au Japon

L'annulation des cérémonies du mois d'août, à cause du Covid-19, a donc été très mal vécue par les Japonais. Un véritable déchirement. D'autant plus que la dernière fois que ce rituel estival avait dû être annulé pour raisons sanitaires, c'était pendant l'ère Meiji, à la fin du 19e siècle. "Dans notre quartier, cela fait plus d'un siècle qu'on pratique ce rituel. La première procession remonte à 1919. Une seule année, on a dû l'annuler : en 1945, pendant les grands bombardements de Tokyo par l'aviation américaine qui firent 100.000 morts", relate ainsi un président d'un comité de quartier de Tokyo.

"Donc que la cérémonie n'ait pas eu lieu cet été a renvoyé à un précédent terrible... Des gens ont pleuré quand je leur ai annoncé la nouvelle ! Mais avec la foule de spectateurs et les porteurs du sanctuaire qui sont collés les uns aux autres, on n'avait pas le choix. J'espère que la vie de quartier s'en remettra et que tout le monde sera au rendez-vous l'an prochain", conclut-il.