"L'affaire du siècle" : avec près de 2 millions de signatures, la pétition pour le climat peut-elle faire bouger les choses ?

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Avec près de 2 millions de signatures, la pétition "L'Affaire du siècle" pourrait être un moyen de pression indirect sur le système judiciaire. © DAMIEN MEYER / AFP
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Romain David , modifié à
Quatre ONG s'apprêtent à déposer un recours contre la France, dénonçant son "inaction climatique". Malgré le succès inédit de la pétition qu'elles ont lancée, plusieurs années pourraient s'écouler avant que la justice ne se prononce.
ON DÉCRYPTE

Un succès sans précédent. La pétition en faveur d'un recours en justice contre l'État français, et son "inaction climatique", dépassait les 1,8 million de signatures vendredi après-midi, dix jours seulement après sa mise en ligne. À l'origine de ce texte, baptisé "L'Affaire du siècle",  se trouvent les ONG Oxfam, Greenpeace, Notre affaire à tous et la Fondation pour la nature et l'Homme. Ces quatre organisations menacent de lancer une procédure judiciaire contre l'Etat français pour "carence fautive", estimant que son action pour lutter contre le changement climatique est insuffisante, en dépit des engagements pris ces dernières années. Mais derrière la formidable vitrine que le succès de la pétition apporte à leur initiative se cache un chemin judiciaire escarpé, et jalonné de multiples étapes.

Un agenda au (très) long cours

À ce stade, les quatre organisations se sont contentées d'adresser au gouvernement une simple "demande préalable indemnitaire", c'est-à-dire un courrier dans lequel elles dénoncent l'inaction des pouvoirs publics face aux changements climatiques et demandent réparation. L'Etat a deux mois pour se justifier, apporter des solutions immédiates, ou bien se contenter d'une fin de non-recevoir. "En France, vous ne pouvez saisir le juge administratif que contre une décision. Il faut déjà provoquer cette décision", explique auprès d'Europe 1 Corinne Lepage, présidente de Cap21 et avocate spécialiste des questions d'environnement.

"J'ai été agréablement surpris. Je suis heureux que les citoyens s'expriment pour lutter contre le dérèglement climatique. Il faut faire entendre la voix du climat. Sur ce sujet, le pire ennemi, c'est l'inertie", a réagi jeudi le ministre de la Transition écologique, François de Rugy, dans les colonnes du Parisien. Et d'avertir aussitôt : "Mais ce n'est pas dans un tribunal qu'on va faire baisser les émissions de gaz à effet de serre. Ce n'est pas à des juges de forcer le gouvernement à prendre une loi, ce n'est pas le sens de nos institutions."

Si, d'ici le mois de mars, les quatre ONG estiment que la réponse de l'Etat à leur "demande préalable indemnitaire" n'est pas satisfaisante, elles pourront donc véritablement lancer la machine judiciaire, et déposer un recours en plein contentieux devant le Tribunal administratif de Paris. Un juge devra encore se prononcer sur la recevabilité du recours. Au vu de l'engorgement du système judiciaire français, le délai de traitement peut s'avérer long. Les associatifs le reconnaissent eux-mêmes : ils pourraient avoir à patienter deux à trois ans, donc au mieux jusqu'à fin 2020, avant qu'un tribunal ne rende enfin une décision et condamne, ou non, l'Etat. Et là encore, rien de définitif : l'une des parties pourra toujours faire appel devant la Cour administrative de Paris, voire devant le Conseil d'Etat.

Vers la reconnaissance d'une justice climatique

Ce n'est pas la première fois, en France, que des associations de défense de l'environnement tentent de contraindre le gouvernement. En juillet 2017, Les Amis de la Terre ont obtenu du Conseil d'Etat un arrêté donnant six mois à la France pour se mettre aux normes en matière de pollution de l'air. L'Etat ne s'étant toujours pas aligné, l'organisation réclame désormais aux sages du Palais-Royal la mise en place d'une astreinte journalière de 100.000 euros.

Toutefois, c'est une décision rendue aux Pays-Bas, à l'automne dernier, qui nourrit l'opiniâtreté des ONG qui ont lancé "L'Affaire du siècle". Le 9 octobre, la cour d'appel de La Haye a confirmé un premier jugement, prononcé en juin 2015, et obligeant le gouvernement néerlandais à mieux agir pour réduire les émissions de gaz à effet de serre du pays. Le tribunal avait été saisi par l'ONG Urgenda, au nom de 886 citoyens dans le cadre d'une action de groupe. "Des citoyennes et citoyens saisissent la justice pour que leurs droits fondamentaux soient garantis face aux changements climatiques. Et ça marche !", saluent Oxfam, Greenpeace, Notre affaire à tous et la Fondation pour la nature et l'Homme dans le communiqué qui accompagne leur pétition.

Surtout, leur projet a d'autant plus de chances d'aboutir qu'il est moins ambitieux, comme le pointe Corinne Lepage. "La justice néerlandaise a estimé que l'engagement du pays n'était pas suffisant et lui a demandé de passer d'une réduction de 13% à 25%. Dans le cas français, il s'agit simplement de faire respecter la loi", indique celle qui fut, de 1995 à 1997, ministre de l'Environnement de Jacques Chirac. "Il y a des engagements pris par la France au niveau communautaire, et qui ne sont pas respectés".

 

La décision rendue aux Pays-Bas, et d'autres, comme celle, par exemple, de la Cour suprême de Colombie en avril, qui après le recours de 25 jeunes soutenus par l'ONG Dejusticia a enjoint le gouvernement à mettre en œuvre un plan de lutte contre la déforestation en Amazonie, vont vers la reconnaissance d'une justice climatique. Dans différents pays, les tribunaux se montrent de plus en plus sensibles à l'urgence environnementale, et leurs décisions pourraient bien faire jurisprudence à l'international. "C'est une grande novation, qui repose sur une alliance entre le juge et les citoyens, quelle que soit la tradition judiciaire du pays", constate Corinne Lepage.

Si la pétition "L'Affaire du siècle" n'a juridiquement aucune valeur, - malgré le nombre de signataires réunis - elle pourrait au moins servir d'amplificateur. "Les juges ne vivent pas sur une autre planète. Le fait qu'il y ait tant de signatures est porteur d'espoir, et c'est un moyen de pression indirect", conclut Corinne Lepage.