Jacques Attali : "Le repas est un ennemi du capitalisme"

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Aurélie Dupuy
L'ancien conseiller de François Mitterrand publie un nouvel ouvrage consacré à l'alimentation. Le temps d'une balade dans son Paris étudiant, il a évoqué les repas qui ont fait l'Histoire et ses souvenirs.
INTERVIEW

Le rendez-vous a un goût de nostalgie. Jacques Attali et Frédéric Taddéï se rencontrent sur la place Jacqueline de Romilly ornée de cerisiers en fleurs, devant l’école Polytechnique. C'est ici que l'essayiste et ancien conseiller spécial de François Mitterrand était étudiant. Le temps d'une balade parisienne, il a retracé son parcours et évoqué son dernier ouvrage, Histoires de l’alimentation.

"Très sérieux"

De ses deux années "majeures" à l'X, Jacques Attali concède qu'il était "très sérieux". Sérieux au point de terminer major, puis d'enchaîner sur l'école des Mines tout en faisant Sciences-Po pour préparer l'ENA. Un CV qui coche toutes les cases. Encore aujourd'hui, il se dit boulimique de travail au point de manger "trop vite". Il fait, dit-il, "le contraire" de ce qu'il écrit dans son dernier livre : "L’important du repas, ce n’est pas le repas lui-même, c’est le temps qu’on y passe et la conversation que ça suscite." Et pourtant - et le phénomène est planétaire -, "il y a une réduction du temps passé à table et de la convivialité et de ce que le repas permettait. (...) Depuis 5.000 ans, on s’aperçoit que toute la structuration des sociétés, de la gouvernance, du politique, s’est faite autour des repas. Les banquets des Dieux, des empereurs, des rois, de toute autre nature, ont été la forme d’organisation du politique tant en Chine, qu’en Égypte ou en Grèce ou à Rome."

Un bizutage "épouvantable"

En évoquant ces temps de repas qui disparaissent, il rentre dans la cour de Polytechnique. "C’est devenu moche", observe-t-il. Il se souvient du "cadre très monastique" à six par chambre, et d'un bizutage "épouvantable". "On nous avait fait marcher en slip pendant des heures à quatre pattes dans les escaliers et les couloirs. Ça n’avait rien de drôle". Mais il y a aussi ces souvenirs de grande Histoire, comme l'annonce de la mort de Kennedy en 1963.

Après un passage par l'église Saint-Etienne-du-Mont, le duo poursuit la conversation en se dirigeant vers le Panthéon. C'est dans ce monument qu'est venu François Mitterrand, l'après-midi du 20 mai 1981, jour de son investiture. Jacques Attali n'y était pas. "J’étais de corvée, c’est beaucoup dire. François Mitterrand m’a dit, 'je veux déposer des roses, mais quelqu’un n’est pas au Panthéon'." Ce quelqu'un, c'était Léon Blum, figure du Front populaire dont Jacques Attali avait alors été chargé de décorer la tombe dans les Yvelines à l'instant où Mitterrand fleurissait le Panthéon.

Le Panthéon, "il faut y emmener les enfants autant qu’à Eurodisney"

Entré à l'intérieur du monument, Jacques Attali regrette l'absence de Diderot. "A mon avis, il y avait toute sa place", juge-t-il. "Aujourd’hui, celle qu’il faut voir ici, c’est Simone Veil. C’était une amie, une très grande dame et une femme magnifique (...) qui incarne véritablement la France dans sa multiplicité et sa grandeur", souligne-t-il. "C'est un lieu pédagogique. Ça renvoie à des gens qui servent de modèles. On a besoin dans une nation de constituer des héros qui structurent la pensée commune", dit-il avant de lancer un cri du cœur : "Il faut y emmener les enfants autant qu’à Eurodisney !"

"Sur des ronds-points avec des merguez"

De retour à l'extérieur, ils prennent le boulevard Saint-Michel, où se situe l'école des Mines. Marcher est l'occasion de revenir à l'alimentation et cette fois au phénomène fast-food. "Le fast-food s’inscrit dans cette société où chaque minute compte. Le repas est un ennemi du capitalisme, c’est quelque chose qui coûte cher et ça prend du temps, ça prend du temps au travail. Le capitalisme a tout intérêt à réduire à néant le repas", analyse Jacques Attali qui propose un parallèle avec les 'Gilets jaunes' : "La rage et la colère sont les traits permanents des prédictions que je fais depuis longtemps et le fait qu’elle s’incarne aujourd’hui dans un désir de se retrouver sur des ronds-points avec des merguez, ça renvoie à cette demande de temps réel passé ensemble, qui ne peut être qu’un temps de repas, qui est par nature du temps passé ensemble."

"Coup de foudre" avec Coluche

La conversation continue en traversant le jardin du Luxembourg et glisse sur le souvenir d'un dîner passé chez France Gall et Michel Berger où Coluche et Jacques Attali étaient aussi invités. Lors de cette première rencontre, les deux hommes se traitent mutuellement de menteur avant de vivre "un vrai coup de foudre", précise l'ex-conseiller de Mitterrand qui avait d'ailleurs fait se rencontrer l'humoriste et le président.

"Le pire, manger des insectes"

Aussi auteur de théâtre, Jacques Attali s'enthousiasme en arrivant devant le Théâtre de l'Odéon : "Il n’y a rien de plus beau que le spectacle vivant. Ça complète bien ce voyage dans le 5ème, dans cet arrondissement où il y a toutes les dimensions de la grandeur de la France, les grands hommes, la science, les ingénieurs, la foi et puis la nourriture." Quant à prévoir ce qui se dégustera demain, l'écrivain l'a envisagé dans son livre. "Le pire est possible, manger des insectes, des choses artificielles. Ou au contraire retourner à une nourriture saine qui peut exister sans pesticides à condition de transformer très profondément l’agriculture, l’organisation du travail, de la ville. Il faudra manger des choses près de chez soi, presque plus de viande, manger localement, faire aussi soi-même. Nous sommes faits de ce que nous sommes", conclut l'homme du 5ème arrondissement.