Harcèlement sexuel : dans les cabinets d'avocats, la fin d'une "omerta"

Plusieurs actions pour lutter contre le harcèlement sexuel ont été présentées jeudi 8 mars, à l'occasion de la Journée internationale du droit des femmes.
Plusieurs actions pour lutter contre le harcèlement sexuel ont été présentées jeudi 8 mars, à l'occasion de la Journée internationale du droit des femmes. © FRANCK FIFE / AFP
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Par leur statut, les avocates sont particulièrement vulnérables aux situations de harcèlement sexuel. Longtemps minimisé, le phénomène est aujourd'hui au centre des préoccupations du Barreau.
ENQUÊTE

"Élève avocate, je pars avec l'associé au tribunal en voiture, quand il m'explique en posant sa main sur ma cuisse, qu'heureusement pour moi il a sauté sa copine ce matin. Et d'ajouter que sinon, il aurait eu beaucoup de mal à s'empêcher de m'emmener dans un recoin sombre". Voilà le genre de témoignages que reçoit chaque jour ou presque Emmanuelle. En octobre 2016, cette avocate décide de lancer le Tumblr "Paye ta robe", pour illustrer les maux dont sont trop souvent victimes ses consœurs : sexisme, harcèlement, voire agression sexuelle… Semaine après semaine, mois après mois, la parole se libère, emportée dans la roue de l'affaire Harvey Weinstein et du hashtag balancetonporc. Après le temps du constat vient maintenant celui de l'action. Le Barreau vient d'annoncer un arsenal de mesures pour lutter contre le phénomène.

Un milieu "particulièrement machiste et sexiste"

Féminisation, mais… Il y a encore dix ans, les femmes étaient minoritaires dans la profession. Aujourd'hui, 54% des avocats sont des avocates. Sur les bancs de la fac de droit, elles représentent même 7 élèves sur 10. Malgré cette évolution, "le milieu, dans son ADN, reste particulièrement machiste et sexiste", observe Emmanuelle. "On vous apprend dès que vous prêtez serment que ce n'est pas vraiment une profession faite pour les femmes, parce qu'il faut faire des gros horaires et que les femmes doivent s'occuper des enfants…", relate-t-elle notamment. Les postes à responsabilité restent ainsi globalement l'apanage des hommes : le métier compte 60% de collaboratrices, contre seulement 24,5% d'associées. Pire, les femmes touchent en moyenne 50% de moins que leurs homologues masculins, là où l'écart dans l'ensemble de la société française se situe autour de 25%.

" On s'est rendu compte, rien qu'en faisant le tour de nos bureaux, que chaque femme avait une histoire à raconter "

"Un climat extrêmement libidineux". Autant de plafonds de verre à briser, autant de facteurs de vulnérabilité pour les femmes qui ont choisi de faire ce métier. Au sein des cabinets, nombreuses décrivent ainsi "un climat extrêmement libidineux". "On s'est rendu compte, rien qu'en faisant le tour de nos bureaux, que chaque femme avait une histoire à raconter, et pas qu'une", souligne encore Emmanuelle. L'image tranche net avec la probité que sont censés représenter les hommes de loi. "On est très hypocrite là-dessus. On prête un serment d'humanité qui est absolument magnifique, et on en est très loin dans nos pratiques au quotidien", regrette, amère, Aminata Niakaté, présidente de la commission Égalité au Conseil national des barreaux (CNB).

L'affaire la plus retentissante concerne sans doute Sidney Amiel, ancien poids lourd du barreau de Chartres, condamné en juin 2017 à dix ans d'emprisonnement pour un viol et plusieurs agressions sexuelles ou tentatives, notamment envers une collaboratrice et une secrétaire.

La peur des représailles

"Le principal ennemi, c'est l'omerta". Mais, paradoxalement, le service SOS Collaborateurs, créé en 2000 pour défendre les avocats en cas de litige avec leur cabinet, n'est que très peu saisi de faits de violences sexuelles ou de harcèlement. "Le principal ennemi à combattre, c'est l'omerta", souligne à ce propos Aminata Niakaté. "Le peu de plaintes qu'il y a proviennent de femmes qui se sont sacrifiées, qui savent que de toute façon, elles vont perdre leur collaboration, voire qu'elles vont quitter la profession", éclaire l'avocate, spécialisée en droit des sociétés.

Pas de droit du travail. Le milieu est-il beaucoup plus touché qu'un autre en matière de harcèlement sexuel ? Difficile de comparer, en l'absence de chiffres. Reste que le mode d'exercice même du métier crée une certaine vulnérabilité pour les femmes. En tant que profession libérale, le droit du travail ne s'y applique pas, alors que la loi Rebsamen en 2015, puis la loi El Khomri, en 2016, ont mis l'accent sur la nécessité de protéger les salariés des agissements sexistes au sein de l'entreprise. Chez les avocats, le contrat de collaboration peut en outre être rompu du jour au lendemain, sans motivation particulière.

Les stagiaires en première ligne. Et les stagiaires, ô combien nombreuses dans la profession, sont elles aussi fragilisées par leur statut. "La difficulté qu'on a, c'est qu'il faut absolument valider des périodes de six mois de stage. Or, il est arrivé à des victimes de harcèlement de s'en plaindre auprès de l'école. Et là, on leur a dit 'ah bah oui, mais si vous interrompez votre stage, vous ne validerez pas votre examen d'avocat…C'est inacceptable", déplore Valence Borgia, l'ancienne présidente de l'Union des Jeunes Avocats de Paris.

" Les gens n'ont pas confiance dans l'ordre des avocats "

Sur Paye ta robe, de nombreux témoignages anonymes accusent même certains établissements de minorer les faits. Quand une école est mise au courant du harcèlement sexuel que subissent certaines élèves avocates pendant leur stage final, celle-ci répond : "'bon d'accord, mais elles sont restées déjà près de 3 ou 4 mois pour certaines, ça veut dire que ça va, c'est pas important'”, narre l'un d'eux. "Entendu de la bouche du directeur d'une école d'avocat le jour de la prérentrée : 'mesdemoiselles, vous êtes jeunes et jolies, n'attisez pas l'envie de votre maître de stage'", rapporte notamment un autre.

"Faciliter la parole" dès l'école. "Un certain nombre de comportements inadaptés ont été rapportés, mais je n'ai pas eu de retour sur des cabinets en particulier", tient à préciser Pierre Berlioz, directeur de l'École de formation du barreau de Paris (EFB) depuis janvier. "En tant que tel, je ne peux m'appuyer que sur des cas avérés par des sanctions disciplinaires", cadre l'ancien conseiller du ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas. "L'idée, c'est d'abord de faciliter la parole. Cela me paraît essentiel", enjoint-il alors, soulignant par ailleurs le volontarisme de l'établissement, qui va prendre l'initiative de créer un référent en la matière. "Mais je n'ai pas le sentiment que c'est un tabou plus qu'ailleurs. Le terme 'omerta' employé par certains me paraît fort et exagéré", lance enfin Pierre Berlioz.

Manque de confiance dans les instances ordinales. La bâtonnière Marie-Aimée Peyron, elle, s'est émue jeudi de voir le Défenseur des droits saisi de huit cas de harcèlement sexuel au barreau de Paris. "Cela signifie que le barreau n'est pas vu comme un lieu de défense de la profession", s'est-elle inquiétée. "Les gens n'ont pas confiance dans l'ordre des avocats. Ils considèrent que s'ils viennent se plaindre, ils vont être grillés dans le métier, que tout le monde va couvrir ces agissements et que les coupables ne vont pas être poursuivis", abonde Valence Borgia.

Des "cabinets refuges" au barreau de Paris. Engagée auprès du plus grand barreau d'Europe, cette avocate résolument optimiste a ainsi milité - avec succès - pour mettre en place un réseau de "cabinets refuges" pour les élèves-avocats. "Dès qu'il y aura des faits de harcèlement dénoncés par des stagiaires, on pourra tout de suite les exfiltrer de leur cabinet et leur permettre de poursuivre leur stage ailleurs", explique la jeune trentenaire. "Et lorsqu'un confrère a été condamné disciplinairement  pour des faits de harcèlement sexuel, il ne pourra plus être maître de stage", complète-t-elle. La mesure, pour l'instant réservée au seul barreau de Paris – qui regroupe néanmoins plus de 29.000 avocats, soit presque la moitié de la profession en France -, pourrait trouver un certain écho au niveau national, où plusieurs actions ont été présentées jeudi 8 mars, à l'occasion de la Journée internationale du droit des femmes, en présence de la ministre de la Justice Nicole Belloubet.

Former, accompagner, sanctionner

Sensibiliser l'ensemble du métier. Le Conseil national des barreaux entend ainsi, dès l'école d'avocats, lancer tout un programme de formation pour éduquer la profession au principe d'égalité. Au barreau de Paris, une campagne visant à sensibiliser l'ensemble des avocats a même été lancée sur les réseaux sociaux.

Des référents pour plus de protection. Au niveau national, la commission Égalité s'apprête aussi à créer un référent au sein des institutions, des barreaux, de l'EFB, du CNB, voire même à l'intérieur des gros cabinets, afin de permettre aux collaboratrices victimes de harcèlement, de violences, de propos sexistes, d'avoir un interlocuteur à qui parler. Et cela sous le sceau de la confidentialité. "C'est lourd pour une victime de porter la plainte. Parfois elle veut bien témoigner, raconter ce qui se passe, mais pas vraiment être à l'initiative de la sanction disciplinaire", appuie Valence Borgia. Lorsque les référents seront saisis d'une multiplicité de témoignages à l'égard d'un collaborateur, ils iront donc en référer directement au bâtonnier. "C'est quand même mieux pour les victimes. On ne pourra pas leur reprocher d'avoir elles-mêmes saisi l'ordre", poursuit-elle.

" Le secret des condamnations encourage l'impunité "

Des sanctions connues de tous. La présidente du Conseil national des barreaux veut enfin écrire aux bâtonniers pour les exhorter à poursuivre les avocats qui ont des comportements déplacés, voire délinquants. Avant de publier ces sanctions. "On pense que ça peut dissuader un certain nombre de comportements, parce que les avocats sont très attachés à leur image", décrypte Aminata Niakaté. "Et le secret de ces condamnations encourage l'impunité". À l'Union des jeunes avocats, on se souvient notamment d'un cas où une consœur dénonçait un harcèlement sexuel caractérisé. Son témoignage avait beau être corroboré par plusieurs récits concordants, son agresseur n’avait alors écopé que d’une "admonestation paternelle". "Désormais, on aura peut-être des sanctions plus adaptées. La publicité qui en sera faite peut éventuellement mettre une épée de Damoclès au-dessus de la tête de certains et freiner des ardeurs malvenues", répète encore la présidente de la commission Égalité.

"On a atteint le point de bascule"

Ce volontarisme prouve au moins une chose : la profession a visiblement pris conscience du problème. "Ça fait un an ou deux ans que ça monte, et je crois que la cocotte-minute est en train d'exploser", note Aminata Niakaté, qui s'est battue il y a trois ans pour mettre en place la commission Égalité au sein du CNB. "Aujourd'hui, ce ne serait même plus un sujet", estime-t-elle. Car en peu de temps, beaucoup de choses ont changé : "Paye ta robe a agi comme un premier révélateur, puis il y a eu l'affaire Denis Baupin, l'affaire Weinstein…", liste l'avocate, qui évoque aussi "un alignement des planètes favorable". Pour la toute première fois, le Conseil national du barreau est dirigé par une femme, depuis janvier. La bâtonnière de Paris en est une aussi.

Et Valence Borgia de conclure : "Je pense qu'on a atteint le point de bascule entre les réflexes archaïques anciens et les envies, les inclinaisons de la nouvelle génération, hommes et femmes confondus, qui ne supporte plus ce qu'il se passait auparavant dans les secrets des cabinets".