Pourquoi le "grand débat national" risque de "partir dans tous les sens"

Lors de ses vœux pour 2019, Emmanuel Macron a indiqué qu'il écrirait aux Français mi-janvier, afin de préciser les contours du grand "débat national".
Lors de ses vœux pour 2019, Emmanuel Macron a indiqué qu'il écrirait aux Français mi-janvier, afin de préciser les contours du grand "débat national". © Michel Euler / POOL / AFP
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On pourra parler de tout, mais tout ne donnera pas lieu à des mesures : voilà, en substance, la philosophie du futur "grand débat national". Même si cela ne fait pas partie des plans du gouvernement, certains espèrent tout de même reposer la question de l'ISF ou du mariage pour tous.
ON DÉCRYPTE

Sur quels sujets portera le "grand débat national", qui sera organisé à partir du 15 janvier pour répondre à la crise des "gilets jaunes" ? "Nous n'interdisons aucun thème", assure sur Europe 1 Chantal Jouanno, présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP). Mais si les Français pourront bien parler de tout lors de ce "grand débat" (voir les modalités dans notre encadré en bas de cet article), le gouvernement ne s’engage pas à donner suite à toutes les propositions.

La taxe d’habitation sera par exemple supprimée pour tous les Français, y compris les plus aisés, peu importe ce qui ressortira du "grand débat national", a annoncé mardi Bercy. La question du mariage pour les couples homosexuels pourra également y être abordée, comme le réclament certains, mais l’exécutif n'en a jamais fait mention. Les Français, nombreux à le demander, pourront encore parler de l’impôt sur la fortune lors de ce débat, mais il ne sera jamais question de revenir sur sa suppression… "Il ne s'agit pas que le grand débat national conduise à détricoter ce qui a été fait", prévenait ce week-end le ministre des Finances Bruno Le Maire, sur Europe 1. "Je ne veux pas de référendum sur la peine de mort, l’IVG ou le mariage pour tous", balaye également le porte-parole Benjamin Griveaux, dans 20 Minutes. D’où une question : n’y a-t-il pas un risque que ce "grand débat" entraîne plus de malentendus que de réelles avancées ? Nous avons posé la question à Eddy Fougier politologue spécialiste des mouvements protestataires et de l’opinion publique.

Ce type de débats peut-il vraiment apaiser un mouvement social ?

Si l’on regarde la situation historique, on peut se permettre d’être sceptique. Prenons les deux derniers exemples de débats publics organisés par la Commission nationale (CNDP) et qui portaient sur des sujets de controverse : les débats sur l’autorisation des nanotechnologies et ceux sur l’enfouissement des déchets nucléaires, notamment à Bure, à la fin des années 2000 et dans les années 2010. Les deux ont été catastrophiques. Il y a eu des appels au boycott, des intrusions d’opposants lors des réunions publiques… De nombreuses réunions ont dû être annulées et cela a fait un flop. Il est donc difficile d’être optimiste sur le futur débat national, compte tenu des crispations actuelles et de l’absence de légitimité du gouvernement aux yeux des ‘gilets jaunes’.

La CNDP insiste pourtant sur son indépendance vis-à-vis du gouvernement. Si ce dernier souffre d’un manque de légitimité, pourquoi serait-ce forcément le cas du débat ?

Le problème est le suivant : qui pose les questions du débat ? Certes, tout le monde pourra s’exprimer sur le sujet de son choix. Mais le gouvernement s’est engagé à ne pas revenir sur certaines réformes. Il a aussi listé une série de thèmes sur lesquels il attendait des propositions concrètes ("mieux accompagner les Français pour se loger, se déplacer, se chauffer", "rendre notre fiscalité plus juste, plus efficace, plus compétitive", "faire évoluer la pratique de la démocratie" et "rendre l'Etat et les services publics plus proches des Français et plus efficaces"). Or, dans ce genre de débat, on juge moins la question que celui qui pose la question, en l’occurrence le gouvernement.

À Bure, par exemple, les opposants au projet d’enfouissement avaient l’impression que les dés étaient déjà jetés, il y avait déjà une loi de votée. Pourquoi faire un débat sur des choses qui existent déjà ? Les opposants avaient l’impression que le débat était là uniquement pour faire passer la sauce.

" Comme toutes les propositions ne seront pas satisfaites, cela peut partir en vrille "

Tout cela m’amène à être assez pessimiste pour le 'grand débat national'. D’autant qu’il va s’étaler sur un temps assez court (de mi-janvier à mi-mars), et que la CNDP n’a pas eu beaucoup de temps pour l’organiser. Et il y a la question de l’entrisme. Certains groupes risquent d’accaparer le débat. On devine déjà que l’Avenir pour tous (mouvement issu de la Manif pour tous) se mobilise, au regard du résultat de la dernière consultation en ligne effectuée par le Conseil Economique Social et Environnemental (CESE) (lors de cette consultation, la suppression de la loi Taubira est arrivée en tête des propositions des internautes). Il y a un vrai risque que cela parte dans tous les sens, que l’on débatte de sujets en tous genres. Et comme toutes les propositions ne seront pas satisfaites, cela peut partir en vrille.

Que peut faire le gouvernement pour l’éviter ? Un débat apaisé et efficace est-il encore possible, selon vous ?

Sans doute l’exécutif doit-il au moins rassurer une partie des ’gilets jaunes’ sur le fait que certaines doléances seront bien prises en compte, sur la démocratie, le référendum d’initiative citoyenne, par exemple. Si les ministres se contentent de lister les sujets sur lesquels ils ne reculeront pas, cela va en énerver certains. Il faut donner du grain à moudre au dialogue social.

Mais il y a des raisons d’être pessimiste. Jusqu’à présent, le gouvernement a géré cette crise comme une entreprise gère une crise. D’abord, il y a du déni. Ensuite de l’empathie, et enfin des concessions financières. Mais dans une entreprise, il y a moins de place à la controverse que dans le débat public. Sortir d’une crise, on sait faire. Mais répondre à une controverse, c’est beaucoup plus difficile. L’opposition porte sur des sujets fondamentaux. Il n’y a qu’à voir comment on est passé de l’opposition à une taxe à un mouvement beaucoup plus large, où l’on s’oppose à ‘Macron’ et non plus à une mesure. Cette controverse, elle porte sur la politique économique, libérale, menée depuis les années 80. C’est le cadre global qui est remis en cause.

Comment va se dérouler le débat ?

Le débat se déroulera du 15 janvier à la mi-mars, partout en France sous des formes multiples : débats dans les mairies, sur les marchés, sur les lieux de travail… "Chacun peut organiser un débat, à l'échelle du quartier, de la commune, de la région, d'une association en s'aidant d'un kit pour la tenue des débats proposé par la CNDP", précise la Commission. Seule condition : il faudra s’inscrire en ligne sur une plateforme dédiée, et faire une synthèse de chaque débat, avec des propositions. La plateforme en ligne recueillera les contributions au niveau national et des "conférences de citoyens tirés au sort" seront mises en place dans chaque région "pour échanger sur les analyses et les propositions". Hormis "les insultes et attaques personnelles, "toutes les positions auront une place dans notre synthèse. Y compris les fausses affirmations, les propositions qui existent déjà ou les paroles des extrêmes", "sinon on ne serait pas crédibles".

Le débat se contentera de recenser les opinions puis "c'est au gouvernement de décider ce qu'il en fera ou pas", dixit Chantal Jouanno. L’exécutif a déjà fait savoir qu’il attendait des propositions sur quatre thèmes : la fiscalité, la démocratie, la fonction publique et un ensemble logement/transport/chauffage. Et qu’il ne reviendrait pas sur les réformes en cours ou déjà promises aux Français.