"Ambition intime" (M6) : les politiques peuvent-ils marquer des points en déballant leur vie privée à la télé ?

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Nicolas Sarkozy était l'un des quatre invités de la première de l'émission "Une ambition intime", qui leur propose aux politiques de parler de leur vie privée. © Capture d'écran
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Pour les politiques, dévoiler un pan de leur intimité dans les médias peut leur permettre de reconnecter avec les électeurs. À moins que cela ne tourne à la communication politique grossière.

Tranquillement enfoncé dans un canapé tout droit sorti d'une maison témoin, Bruno Le Maire sirote son vin préféré en parlant de sa rencontre avec sa femme ou de son amour pour la poésie allemande récitée à haute voix le soir. Installée dans un salon de jardin, Marine Le Pen, elle, passe de son amour pour le jardinage aux relations compliquées avec ses parents. Quant à Nicolas Sarkozy, il rappelle devant un verre de jus d'orange qu'il a "un bilan énorme"… avec les femmes.

Face à eux, Karine Le Marchand, présentatrice vedette de la chaîne M6 et de son cultissime programme L'amour est dans le pré, s'essayait dimanche soir à une émission politique pour la première fois. Dans Une ambition intime, l'animatrice s'y prend avec les hommes et les femmes politiques comme elle le faisait avec les agriculteurs : avec bienveillance, une voix mielleuse et des questions personnelles à tendance psychologisante. La formule magique pour permettre à des candidats à la présidentielle de marquer des points ?

Verticalité et proximité. Pour Olivier Duhamel, politologue, dévoiler sa vie privée dans les médias peut être un bon calcul électoral. "Les électeurs demandent à leur président d'incarner l'autorité de l'État, dans la plus pure tradition monarchique française, mais aussi d'être empathique, de comprendre leurs problèmes", explique-t-il à Europe1.fr. Selon lui, un programme comme Une ambition intime est donc à même de donner la possibilité aux hommes et aux femmes de réconcilier ce paradoxe et de prouver qu'ils ont à la fois la verticalité et la proximité qu'on attend d'eux. Et peut servir, par exemple, à un Alain Juppé qui n'a aucun problème à faire montre d'autorité mais peut manquer de chaleur. "En revanche, ce n'est pas le problème de Nicolas Sarkozy, qui ne devrait donc pas en faire trop."

" Les électeurs demandent à leur président d'incarner l'autorité de l'État, mais aussi d'être empathique, de comprendre leurs problèmes. "

Authenticité. Président du Conseil national des Républicains, Luc Chatel fait le pari que se mettre à nu permettra aux candidats à la présidentielle de combler le "fossé" qui existe actuellement "entre les Français et les élus". Les électeurs "souhaitent de l'authenticité. Et tout ce qui va dans cette direction est une bonne chose", affirme-t-il dans les colonnes du Parisien. Quand Bruno Le Maire confie avoir été en mal de reconnaissance paternelle par exemple, ou qu'Arnaud Montebourg a les larmes aux yeux en parlant de la naissance prématurée de la fille qu'il a eue avec Aurélie Filippetti, cela deviendrait, selon le député de la Haute-Marne, "un moyen pour les Français de mieux connaître les gens qui aspirent à les diriger".

L'exemple américain. Outre-Atlantique, cela fait des années que lever le voile sur (une partie de) son intimité est un passage obligé du métier de politique. Les innombrables photographies "en coulisses" de Barack Obama, tenant sa femme dans ses bras ou jouant avec des bébés sur la moquette du bureau ovale, en sont l'un des exemples les plus flagrants. Elles sont pour beaucoup dans la réputation d'homme "cool", sympathique et accessible qui auréole le président des États-Unis en France. Alors même qu'il s'agit là d'une communication politique savamment pensée, qui n'a rien de spontané. Il n'est pas si étonnant que les politiques français, au vu de la popularité de leur homologue américain dans l'Hexagone, essaient de l'imiter.

"Un rêve de communicant politique". Mais ce genre d'émission est encore loin de faire l'unanimité en France. Pendant la diffusion du premier numéro, dimanche soir, de nombreux journalistes et observateurs ont fustigé un format qui ne laisse aucune place à la contradiction et s'attache, avant tout, à rendre toutes les personnalités invitées sympathiques et séduisantes. "Un rêve de communicant politique devenu réalité", a ainsi résumé Philippe Moreau Chevrolet, dirigeant du cabinet MCBG Conseil, sur Twitter dimanche soir. "En soi, ce genre d'émissions est une mauvaise chose", juge également Olivier Duhamel. "Le fondement de la démocratie, c'est la séparation entre la vie privée et la publique." Un tel glissement, que le politologue attribue à la fois aux médias, aux politiques qui acceptent de se prêter aux jeux, et "à ceux qui, comme [lui], critiquent mais ne peuvent s'empêcher de regarder", fait courir le risque d'accorder moins d'importance aux idées qu'aux attitudes et apparences.

"Le risque d'être emporté". Pour Roselyne Bachelot, ancienne ministre de la Santé devenue chroniqueuse sur la TNT, l'exercice est non seulement inutile, mais peut même se retourner contre ceux qui s'y essaient. "C'est jeter un trop gros bout de viande aux lions et prendre le risque d'être emporté. On se lance sur un terrain glissant", avertit-elle dans une interview au Parisien. Difficile de ne pas penser à la séquence durant laquelle Bruno Le Maire est confronté à Thierry Olive, ancien participant à L'amour est dans le pré, et que la conversation dérape sur leur libido. Roselyne Bachelot concède néanmoins que l'émission peut avoir un bienfait : faire prendre conscience aux Français que les politiques "sont aussi faits de chair et de sang, que ce sont des hommes et des femmes comme eux, qui souffrent, qui pleurent, et qu'on ne peut pas leur cracher à la figure".

"Compléter le débat public". Tout ne serait, en réalité, qu'une question de curseur. "Si cela ne complétait pas un débat public de qualité, alors on donnerait dans la peopolisation", analyse Thierry Saussez, ancien conseiller en communication de Nicolas Sarkozy. "Là, on a déjà un débat fort en thèmes de fond." Lui a apprécié l'émission de Karine Le Marchand et "encouragerait les politiques" à y participer s'il le pouvait. "Cela rend la politique plus humaine" et allège même une campagne rendue "parfois anxiogène" par la prééminence des questions sécuritaires.

" Si cela ne complétait pas un débat public de qualité, alors on donnerait dans la peopolisation. Là, cela rend la politique plus humaine. "

Une diversion ? Tout est une question de nuance, aussi, pour ne pas tomber dans la communication politique grossière. Les participants d'Une ambition intime eux-mêmes ne s'y trompent pas, à l'image d'un Arnaud Montebourg qui lâche que "la peopolisation est un moyen de faire diversion". Là encore, Thierry Saussez estime que les participants à l'émission de M6 ont évité cet écueil. "C'est beaucoup moins préparé qu'un grand débat", assure-t-il. En amont, les équipes des participants "repèrent peut-être deux ou trois pièges sur la vie privée ou les goûts de chacun, mais il n'y a pas de gros media training derrière".

Bénéfice électoral difficile à évaluer. En revanche, Thierry Saussez estime le bénéfice électoral potentiel de ces interventions médiatiques à quasi nul, ou du moins très marginal. "On ne vote pas Sarkozy parce qu'on l'a trouvé plus sympathique dans une émission politique, mais cela équilibre un peu" avec l'image qu'il peut donner pendant sa campagne. Dommage pour les candidats, car l'émission de Karine Le Marchand, avec 3,1 millions de téléspectateurs, a plus attiré les foules que la très classique "Émission politique" diffusée sur France 2 le jeudi soir, qui réunit en moyenne 2,5 millions de curieux.