Bronner 0:51
  • Copié
Margaux Lannuzel , modifié à
Invité d'Europe 1, vendredi, le professeur de sociologie Gérald Bronner a détaillé les ressorts de l'"apocalypse cognitive" qu'il décrit dans son dernier ouvrage, et qui doit notamment nous interroger sur notre rapport aux écrans. 
INTERVIEW

"Je n'annonce pas la fin des temps", rassure Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’Université Paris-Diderot. Le chercheur publie pourtant un livre au titre inquiétant, Apocalypse Cognitive (PUF). Mais, précise-t-il au micro de Philippe Vandel sur Europe 1, "le terme apocalypse signifie en réalité, selon son étymologie, 'révélation'". L'enjeu, donc, est de prendre conscience d'usages qui évoluent très vite, et pas toujours dans le bon sens. 

Un temps de disponibilité mentale inédit

Le premier constat est plutôt encourageant. "Nous n'avons jamais eu autant de disponibilité mentale dans toute l'histoire de l'humanité", pose Gérald Bronner. Or, le temps dont on dispose "une fois qu'on a enlevé le temps de travail, le temps biologique du sommeil, etc.", est, selon le sociologue, "le bien le plus précieux de l'humanité, parce qu'on peut y puiser de grandes symphonies, des œuvres littéraires ou des découvertes scientifiques formidables".

Sauf que cette augmentation de la disponibilité mentale - multipliée par huit depuis le début du 19ème siècle - s'accompagne d'une progression "titanesque" d'une autre donnée : la disponibilité de l'information. "Dans les deux dernières années que nous avons connues, 90% des informations disponibles ont été créées", explique le spécialiste. Avec le risque de "dévisser vers des obsessions collectives". 

Des écrans omniprésents dans nos vies

Comment ? D'abord via les vecteurs de cette information, toujours plus nombreux et présents dans nos vies. Pour l'illustrer, Gérald Bronner prend l'exemple… du chewing-gum, un achat "opportuniste" que l'on faisait souvent à la dernière minute, dans la file d'attente d'une caisse de supermarché. "On s'est aperçu, ces dix dernières années, qu'il y avait une chute vraiment drastique de l'achat de chewing-gum", indique le sociologue.

"Ce qui faisait qu'on achetait des chewing-gums, c'est-à-dire qu'on s'ennuyait et qu'on était disponible mentalement à acheter quelque chose, nous n'en avons plus besoin, parce que nous avons le nez rivé sur l'arme du crime idéal pour retenir notre attention, qui sont les écrans", diagnostique-t-il. 

La "petite décharge dopaminergique" du "like"

Et que consomme-t-on sur ces écrans ? Beaucoup de fictions, selon Gérald Bronner, avec des plateformes jouant sur notre "incomplétude cognitive", par exemple en faisant démarrer l'épisode suivant d'une série lorsqu'on a fini d'en regarder un. "C'est humain", rassure-t-il. "On comprend les enjeux commerciaux qu'il y a là-dedans, mais on comprend aussi combien ça peut créer des formes de boucles addictives."

De même, "quand vous avez des 'likes' sur Facebook ou sur un réseau social, sachez que vous avez une petite décharge dopaminergique qui accompagne cela", autrement dit une dose de bonheur dans le cerveau. "Une satisfaction psychique qui est assez bien identifiée et qui peut faire de nous les dupes des réseaux sociaux."

Booba, Manuel Valls et Alain Finkielkraut

Car face à cet océan d'informations, l'être humain conserve ses instincts primaires, comme celui qui consiste à surestimer les risques - lorsque nous sommes en danger, notre cerveau voit par exemple l'obstacle qui nous vise plus proche de nous que dans la réalité. "Quand le monde est effectivement hostile, on a intérêt à le faire, pour fuir plus rapidement", explique Gérald Bronner. Mais "dans un monde qui est sécurisé, et où l'information va être indexée sur la demande", cette tendance naturelle exacerbe "nos obsessions, comme la peur, la sexualité, ou le conflit". 

Pour illustrer son propos, le sociologue décrit un point commun à Booba, Alain Finkielkraut et Manuel Valls. "Ce sont des gens qui ont une œuvre, qu'on apprécie ou qu'on n'apprécie pas, mais ce que les gens recherchent plus à propos de ces individus, ce n'est pas ça. Ce sont des moments de conflictualité, par exemple la bagarre dans l'aéroport d'Orly."

Une régulation possible mais encore insuffisante

Une fois que l'on a pris conscience de ces enjeux, comment en limiter l'impact sur nos cerveaux ? La première responsabilité est celle des diffuseurs, qui organisent l'offre d'information disponible, selon Gérald Bronner. "La régulation est possible, ils l'ont déjà fait en partie mais ce n'est pas suffisant. (…) Non pas parce qu'ils sont malveillants, mais parce que cette éditorialisation est aveugle", car réalisée en grande partie par des algorithmes. "Il y a encore beaucoup, beaucoup de travail."

A titre individuel, l'auteur nous incite aussi à "garder espoir". Car, assure-t-il, "il y a dans nos cerveaux toutes les ressources pour à la fois accepter cette apocalypse cognitive et ne pas en être les esclaves".