Sisco : radiographie d’un procès sous haute tension

Le procès de la rixe de Sisco doit s'ouvrir jeudi mais pourrait être dépaysé
Le procès de la rixe de Sisco doit s'ouvrir jeudi mais pourrait être dépaysé © PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP
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Caroline Politi , modifié à
Le procès de la rixe de Sisco doit s’ouvrir ce jeudi à Bastia. La demande de dépaysement, déposée par les avocats des prévenus, a été rejetée.

Le temps n’a pas apaisé les esprits. Près d’un mois jour pour jour après la rixe dite "de Sisco", du nom du village corse où elle a eu lieu, le fait divers-feuilleton de cet été pourrait bien connaître un énième rebondissement. Après un premier renvoi, le procès qui doit s’ouvrir jeudi après-midi devant le tribunal correctionnel de Bastia, pourrait être une nouvelle fois reporté. Les avocats de trois des cinq prévenus - les frères Benhaddou, poursuivis pour "violences en réunion avec arme" -  ont demandé in extremis le dépaysement de l’affaire. En cause : "un climat de tension extrême" qui empêche la sérénité des débats, affirme à Europe 1 l’avocat de l’un d’eux, Me David Maheu. La demande a été rejetée par le parquet mais est susceptible d'appel.

"La famille a peur de se présenter au procès, elle craint pour son intégrité physique", affirme le conseil. Le parti indépendantiste Corsica Libera a appelé à un rassemblement devant les grilles du palais en soutien aux deux habitants de Sisco, également poursuivis dans cette affaire pour "violences en réunion". Leurs avocats, Me Rosa Prosperi et Me Marc-Antoine Luca peinent à cacher leur agacement. "On veut faire croire à une affaire de racisme, mais on est très loin de ça. Nos clients attendent ce procès pour pouvoir enfin s’expliquer et donner leur version des faits."

Appropriation de la plage. L’affaire s’est nouée samedi 13 août en fin d’après-midi sur une petite crique du Cap Corse, à proximité de Sisco. Les quatre frères Benhaddou, une famille marocaine ayant grandi sur l’île de Beauté, ont investi les lieux depuis quelques heures avec femmes et enfants. Le programme de la journée est des plus classiques : barbecue, chasse sous-marine et baignade. Les quatre femmes vont dans l’eau habillées, mais ne portent pas de burkini ni même de voile, comme l’ont un temps relaté les médias. Le lieu est idyllique et la famille ne semble pas vouloir le partager : selon le parquet, ils ont barré l’accès au sentier qui mène à la plage avec un panneau de chantier. "La famille Benhaddou était dans une logique de s’approprier cette plage", avait déclaré le procureur Nicolas Bessone à l’ouverture du procès reporté.

Quelques incidents émaillent l’après-midi, notamment un jet de pierre à proximité d’une femme pour la dissuader de se baigner dans le coin, sans toutefois chercher à la viser. La tension monte d’un cran vers 17h30, lorsqu’un touriste belge s’approche pour faire une photo de la crique et se fait sévèrement rabrouer. Il confie sa mésaventure à des habitants du village. L’un d’eux, Jerry, 18 ans, se rend alors sur place pour faire, à son tour, des photos. Simple curiosité ou provocation ? L’escalade est en tout cas lancée.

De l’altercation à la rixe. Les insultes pleuvent, les coups aussi. Selon la synthèse des gendarmes que s’est procurée Le Parisien, l’un des frères Benhaddou, Mustapha, aurait tenté de poignarder le jeune homme. Il le rate, la lame se brise sur un rocher. "Celui qui joue le rôle moteur dans cette famille est celui qui a le casier judiciaire le plus chargé", a insisté le procureur lors de l’audience reportée. Âgé de 33 ans, ouvrier du bâtiment au chômage, il affiche une longue liste de condamnations : outrage, transport d'armes et des délits liés aux stupéfiants. Il est le seul à comparaître détenu. La quatrième frère Benhaddou, présent sur place bien que sous le coup d’une obligation de quitter le territoire, est parvenu à prendre la fuite après s’être fait passer pour un autre lors de l’interrogatoire.  

Voyant son fils revenir le visage tuméfié, le père de Jerry, ex-militaire, se rend immédiatement sur place. La violence redouble. L’homme aurait essuyé un coup de harpon dans le thorax. Les habitants de Sisco arrivent en renfort et l’altercation tourne à la rixe. Ils sont bientôt une cinquantaine contre les 11 membres de la famille Benhaddou, dont quatre femmes et trois enfants. Pierre Baldi, employé à la mairie et pompier volontaire, est suspecté d’avoir décoché un coup de pied dans la tête de Jamal Benhaddou alors qu’il était au sol. Lucien Straboni, boulanger de 50 ans à Sisco et proche des milieux indépendantistes, est quant à lui poursuivi pour lui avoir asséné un coup de poing alors qu’il était évacué, inconscient, sur une civière. Les gendarmes ont toutes les peines du monde à exfiltrer la famille.

Spéculations. Cette bagarre, qui aurait dû rester au rang de simple fait divers, prend rapidement un tournant particulier. Les rumeurs circulent à vitesse grand V. Certains affirment que la famille a été attaquée parce que les femmes se baignaient en burkini, ce qui est faux. Des témoins rapportent avoir entendu des cris "Allah Akbar" mais l’enquête n’a pas permis d’établir de quel "camp" ils émanaient. On prête aux uns des motivations islamistes, aux autres une réponse xénophobe. La tension est entretenue par le flou autour des circonstances des échauffourées qui ne seront précisées que quelques jours plus tard par le procureur de Bastia.

Dès le lendemain des incidents, quelque 500 personnes défilent dans le quartier populaire de Lupino aux cris de "On est chez nous!" et "Aux armes". L’arrêté pris dans la foulée par le maire de Sisco pour interdire le burkini sur les plages contribue à jeter de l’huile sur le feu. Les origines de l’affaire passent rapidement au second plan : ce sont pourtant sur elles que devront se pencher les magistrats.