Les vidéos de rue militantes servent-elles leur cause ?

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Les vidéos montrant des individus marchant longuement dans la rue pour dénoncer des situations de harcèlement fleurissent, mais sont souvent accusées de trucage.

Une femme. Un juif. Un musulman. Un Noir. Une Go-Pro. Et une longue balade dans les rues - d’une grande capitale de préférence. Voici la nouvelle recette pour une vidéo militante promise à un bon nombre de clics sur le Net. La dernière en date, tournée par un juif dans les rues de Paris, totalise par exemple près de cinq millions de vues. Sur cette vidéo d'1’36 minute, un Juif portant une kippa se fait invectiver alors qu’il se balade dans les rues de Paris. Le message est limpide : les juifs de France sont régulièrement victimes de violences verbales, voire physiques. Sauf que ce genre de message est souvent mis au second plan en raison des accusations de trucages qui l’accompagne.

“Une stratégie de preuve par l’image”. L’idée n’est pas nouvelle, elle consiste à dénoncer une situation en la confrontant au “réel”. “C’est une méthode propre au militantisme des années 1970, qui consistait à montrer des situations vécues pour en tirer une démonstration”, rappelle François-Bernard Huyghe directeur de recherche à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), spécialisé sur la communication et la cyberstratégie. C’est à cette époque qu’émerge le journalisme gonzo. “On voyait alors des journalistes se mettre dans la peau d’un travailleur immigré, pour mieux appréhender son quotidien et ses conditions de travail”, abonde François Jost, professeur des universités en sciences de l'information et de la communication à l'université de Paris III.

Les vidéos qui fleurissent récemment s’inscrivent donc dans la droite ligne de cette démarche, y ajoutant toutefois le vecteur de la vidéo. “Ces vidéos reposent sur une stratégie de preuve par l’image et de victimisation. C’est-à-dire que l’on se met délibérément en situation où l’on va subir des outrages, au moins symboliques, et parfois physiques, pour témoigner de ce que vivent certaines personnes au quotidien. Il y a une intention pédagogique et militante”, résume ainsi François-Bernard Huyghe.

Un potentiel viral. Une intention militante qui s’appuie sur l’idée que ce que l’on voit est vrai. “Beaucoup de gens admettent qu’une caméra interagit avec la réalité. Ces vidéos de personnes filmées à leur insu sont donc très efficaces parce qu’elles répondent au déplacement qui s’est opéré dans notre société qui considère que ce qu’il y a de plus réel, c’est ce qui renvoie à l’individu. Ce genres d’images sont donc dix fois plus parlantes que des statistique par exemple. C’est d’ailleurs pour cela que ces vidéos sont autant reprises : parce qu’elles donnent une image d’un propos. En ce sens, elles sont donc potentiellement utilisables par les médias, notamment les chaînes de télévision”, analyse pour sa part François Jost.

Des accusations de trucage. C’est donc pour dénoncer de manière très concrète le harcèlement de rue dont sont victimes les femmes, qu’une jeune new-yorkaise a été filmée pendant dix heures dans les rues de New York. Sur les images on la voit, vêtue d’un tee-shirt et d’un pantalon noir, se faire alpaguer de manière insistante et incessante par des hommes. Sauf qu’à y regarder de plus près, les hommes montrés dans la vidéo sont principalement noirs ou latinos.

L’organisation Hollaback!, qui lutte contre le harcèlement de rue et qui s’est associée à l’agence Rob Bliss Creative pour réaliser cette vidéo a d’ailleurs reconnu que les hommes blancs avaient été coupés au montage, alors qu’ils étaient aussi nombreux que les autres à avoir importuné la jeune femme. "Nous avons eu beaucoup d'hommes blancs mais pour telle ou telle raison, beaucoup de choses qu’ils ont dites en passant ne sont pas sur l’enregistrement”, reconnaît un représentant de l'agence Rob Bliss Creative sur le réseau social Reddit.

Une polémique similaire avait émergé lors de la vidéo "10 hours of walking in Paris as a Jew" ("10 heures à marcher dans Paris quand on est Juif"). Zvika Klein, le journaliste israëlien à l’origine du film avait été accusé de tourner dans certains quartiers pour servir son message sur les problème d’antisémitisme en France. Dans les deux cas, la durée très courte des vidéos étaient mises en perspective avec les dix heures de tournage qu’elles avaient nécessité.
“Utilisées pour stigmatiser des groupes”. Interviennent alors, dans les cas précis, les limites d’une telle démarche. “Ces vidéos militantes peuvent être utilisées pour stigmatiser des groupes ou des types de personnes. Elles sont faites par des militants, donc il y a forcément un parti pris”, estime François Jost. Si la viralité de ce genre de vidéo est indéniable - celle de la new-yorkaise a été vue près 40 millions de fois - la question de la réception par le public se pose. “Une fois que la démonstration est faite, il y a la question de interprétation qui va en être faite. En l'occurrence, sur les réseaux sociaux, il y a un risque de contestation”, prévient François-Bernard Huyghe, qui constate une forte résistance idéologique face à ces contenus.

Une culture du septicisme qui rend le message inaudible. “On est dans un système où  toutes les preuves par l’image peuvent être contestées, notamment par des accusations de montage sélectif, ou de volonté de provoquer. C’est le paradoxe de notre société : plus on voit d’images, moins on a de monde commun, moins on croit les même choses. Et tout un chacun peut jouer ce rôle de critique de l’image”, constate François-Bernard Huyghe.
Cette culture du scepticisme, accentuée par les réseaux sociaux, réduit donc la portée du message véhiculé par ce types de vidéos. “Ça ne convainc que les convaincus. C’est toute la limite de l’intention militante. Ce genre d’action va être efficace sur le citoyen lambda de bonne volonté, mais pas sur les antisémites ou les harceleurs”, ajoute François-Bernard Huyghe.

“Ce qui est montré existe”. Mais pour François Jost, cette méthode de communication reste la plus efficace. “Ce qui a été éliminé au montage ne peut pas remplacer ce qu’on a montré. Le discours militant peut s’appuyer là-dessus, puisque ça n’annule pas le fait que ce qui a été montré existe. Ça garde une force dans le message, sauf si on prouve que ce sont des acteurs”, conclut-il.

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