Gilles Kepel : "le quotidien est transformé en arme de destruction massive"

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Trois jours après l’attentat au camion fou de Nice, Gilles Kepel, spécialiste du djihad, décrypte les logiques qui ont poussé le meurtrier à agir. Et les conséquences de cette attaque sur la société française.
INTERVIEW

Il a frappé le 14 juillet, en pleine fête nationale. Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, le conducteur du camion fou de Nice qui a fait 84 morts jeudi, a meurtri les corps des victimes présentes sur la promenade des Anglais, mais aussi les esprits des rescapés et de toute la société française. Au micro d’Europe 1, Gilles Kepel, auteur de Terreur dans l’Hexagone et spécialiste du djihad, est revenu sur les logiques qui ont poussé l’homme à sombrer dans le terrorisme, et sur les conséquences de son acte pour la France.  

  • L’avènement d’un djihadisme de "troisième génération"

Premier constat posé par l’universitaire, le carnage perpétré par Mohamed Lahouaiej-Bouhlel consacre l’avènement d’un djihadisme de "troisième génération". Un terrorisme "de proximité" développé dans les années 2000 et bien éloigné de l’organisation pyramidale mise en place par Ben Laden et Al-Qaïda. "Aujourd’hui, il vous suffit d’ouvrir votre ordinateur pour avoir le vocabulaire djihadiste et trouver une justification de votre futur suicide", poursuit Gilles Kepel, qui voit dans cette mutation une tentative de "diffuser une terreur indicible dans la société pour la diviser jusqu’à la guerre civile."

Pour ce faire, les terroristes investissent le quotidien pour en faire "une arme de destruction massive". En témoigne le choix du mode opératoire : "Il n’a pas pris un avion comme pour le 11-Septembre mais un camion. C’est très trivial et d’autant plus traumatisant", complète Gilles Kepel.  

  • Comment combattre ce djihadisme du quotidien ?

Le constat posé, Gilles Kepel souligne la responsabilité sociétale qui incombe à tous les citoyens de lutter contre le sentiment de terreur que les djihadistes tentent d’inoculer. L’universitaire n’épargne pas les politiques qui, "au lieu d’essayer de réfléchir et comprendre les raisons du geste", ont tous "couru en pensant à leur prochain positionnement lors des élections." Mais pour lui, l’important est ailleurs : "Aujourd’hui, l’Etat fait ce qu’il peut, on peut le critiquer ou l’encenser, mais le terrorisme concerne toute la société", martèle Gilles Kepel, prenant des exemples dans l’histoire récente. "Souvenez-vous en 1997 en Algérie. Qu’est-ce qui a fait que le GIA qui massacrait tout le monde en accusant les uns d’être apostat de l’Islam et les autres des infidèles ? C’est que la population a asséché le marécage, qu’ils n’ont plus pu être comme des poissons dans l’eau."

Partout, les groupes terroristes ont effectivement dépéri quand les populations ont arrêté de craindre ou de soutenir les groupes armés, comme l'affirme Gilles Kepel : "En Italie, avec les Brigades Rouges, c’est parce que la population s’est pris en main et a refusé de leur donner tout leur soutien qu’ils ont finalement été isolés et écartés. Même chose dans les années 90 en France, lorsque les djihadistes algériens ont souhaité faire basculer le combat sur le sol français, notamment avec l’affaire Kelkal. Les 'darrons' (les pères de famille algériens, ndlr) ont établi un cordon sanitaire contre eux. Et Khaled Kelkal a fini traqué dans un bois comme une bête sauvage avant d’être abattu."