Saisie conservatoire : le Rassemblement national fait-il l’objet d’une mesure exceptionnelle ?

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Romain David , modifié à
L'ex-Front national, rebaptisé Rassemblement national, se voit priver lundi de deux millions d'euros par la justice française en attendant une éventuelle condamnation dans l'affaire des emplois fictifs présumés au Parlement européen.
ON DÉCRYPTE

"Assassinat politique", "peine de mort", "coup d’Etat"… Marine Le Pen ne mâche plus ces mots depuis que la justice française a décidé de saisir un peu plus de deux millions d’euros d’aides publiques que le Rassemblement national aurait dû toucher lundi. Cette décision intervient dans le cadre des soupçons d’emplois fictifs qui pèsent sur l’ancien parti frontiste. Par ailleurs, plusieurs responsables RN ont été mis en examen, dont l'eurodéputé Nicolas Bay. Europe 1 revient sur cette affaire que le parti traîne comme un boulet depuis 2014.

Affaire des emplois fictifs présumés : de quoi parle-t-on ?

L’Office européen de la lutte anti-fraude et le parquet français soupçonnent l’ancien parti frontiste d’avoir rémunéré certains de ses collaborateurs avec de l’argent normalement destiné aux assistants parlementaires européens. Dans la mesure où le Parlement réserve une enveloppe de 24.164 euros à chaque eurodéputé pour payer ses assistants parlementaires, il est interdit à ces derniers d’être en même temps sous contrat avec un parti politique, ce qui est considéré comme une forme de détournement des fonds européens. Dans un mail de 2014, saisi par les enquêteurs et révélé par Le Monde, le trésorier du FN, Wallerand de Saint Just, évoque les "économies" que le parti pourrait réaliser "grâce au Parlement européen". De quoi laisser supposer la mise en place d’un système frauduleux, visant à établir des contrats fictifs d’assistants parlementaires au nom de certains permanents du FN.

Le Parlement a chiffré le préjudice subi à 7 millions d’euros entre 2009 et 2017. En tout, ce sont dix-sept élus ou ex-élus du FN et une quarantaine d’assistants parlementaires qui sont visés par la justice. Quatre nouvelles personnes ont été mises en examen la semaine dernière dans cette affaire : l’eurodéputé Nicolas Bay, deux anciens assistants parlementaires de Marine Le Pen et son garde du corps. Ces nouvelles mises en examen font suite à celles de l’eurodéputé Bruno Gollnisch, de sa collègue Marie-Christine Boutonnet, de l’assistant parlementaire de cette dernière, du député des Pyrénées-Orientales Louis Alliot, et de Marine Le Pen elle-même. Le FN a également été mis en examen comme "personne morale".

Pourquoi le Rassemblement national se voit privé de 2 millions d’euros ?

La justice française a donc décidé de suspendre le versement d’un peu plus de deux millions d’euros d’aides publiques au Rassemblement national. Cette saisie se fait à titre conservatoire, c’est-à-dire qu’elle rend indisponible la somme visée dans l’attente d’une décision de justice définitive. Craignant que l’endettement du parti ne l’empêche de rembourser des pénalités le cas échéant, les juges auraient choisi d’intervenir à titre préventif selon des informations de l’AFP, avant que cet argent ne serve à rembourser des emprunts. Depuis 2010, une loi permet en effet à la justice de saisir des biens équivalents au produit de l’infraction dès la phase de l’instruction.

Les aides publiques aux partis politiques

Pour rappel, en France, le financement public des partis est déterminé pour moitié par leur résultat au premier tour des élections législatives, et pour le reste par le nombre de députés qu’ils ont réussi à faire élire. Le total des émoluments dus à l’ex-FN est de 4,5 millions d’euros, selon une estimation du parti. C’est donc près de la moitié de cette somme, qui devait être versée le 9 juillet, dont se voit momentanément privé la formation de Marine Le Pen.

Quelle est la défense de Marine Le Pen ?

Marine Le Pen dénonce un déni de démocratie, estimant que la justice menace d’asphyxier son parti en le privant d’une ressource essentielle à sa survie. "Les juges d’instruction nous appliquent la peine de mort 'à titre conservatoire'. La volonté d’assassiner le premier parti d’opposition est un coup de force inédit contre la démocratie !', a-t-elle d’abord tweeté. Lundi, la députée du Pas-de-Calais est allée plus loin, en appelant sur BFM TV les autres formations politiques à réagir. "J'attends qu'ils mettent en avant leurs principes [...] Que tous ceux qui se battent pour la démocratie [...] s'élèvent", a-t-elle déclaré.

Il faut dire que la décision des juges n’a pas été sans semer un certain émoi au sein de la classe politique. "S'ils ont commis un délit, s'ils ont commis quelque chose qui va les faire condamner, il faut attendre la condamnation pour leur prendre l'argent", a commenté le président de l'UDI Jean-Christophe Lagarde sur Europe 1. "La logique, dans un pays démocratique, c'est malgré tout de faire en sorte que le séquestre ne menace pas l'existence même d'un parti", a estimé pour sa part le Premier secrétaire du PS Olivier Faure, également sur Europe 1. "Je ne pense pas que le FN se déclare en faillite d’ici quelques jours. Il faut se rappeler que pendant la campagne présidentielle, Jean-Marie Le Pen, à travers sa structure Cotelec, avait prêté à sa fille six millions d’euros. À priori, il y a de l’argent autour d’elle", nuance de son côté Jean-Christophe Picard, le président d’Anticor, l'association de lutte contre la corruption politique.

Cette décision est-elle inédite ?

La saisie conservatoire est une mesure fréquemment utilisée par la justice. En 2015, les époux Balkany, accusés de fraude fiscale, ont vu le fruit de la vente de leur villa aux Antilles ainsi saisi par la justice. En juin 2017, ce sont des biens immobiliers de Claude Guéant qui ont été saisis à titre conservatoire – un appartement dans le XVIe arrondissement et une résidence secondaire dans le Maine-et-Loire selon Le Parisien -, dans le cadre de sa mise en examen dans l’affaire du financement libyen présumé de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007.

Néanmoins, une saisie conservatoire visant directement un parti et ciblant de l’argent public reste à ce jour inédite, selon Anticor. "Il est bien que l’on commence enfin à se préoccuper du sort de l’argent public", applaudit Jean-Christophe Picard, pour qui il est naturel que le RN soit soumis aux mêmes mesures qu’une quelconque personne morale. "Les juges n’ont pas beaucoup d’outils à leur disposition, c’est bien qu’ils les appliquent", conclut-il.