Pourquoi le Japon veut réarmer ses militaires

Les forces d'auto-défense japonaises devraient à terme se muer en une armée traditionnelle.
Les forces d'auto-défense japonaises devraient à terme se muer en une armée traditionnelle. © Reuters
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TOURNANT - Le gouvernement japonais veut redonner à l’armée la possibilité d’intervenir à l’étranger. Un tournant majeur dans l’Histoire d’un pays pacifiste depuis 67 ans.

La fin de 67 ans de pacifisme japonais.  Mardi, le gouvernement japonais a tourné la page de 67 ans de pacifisme. 67 ans où la défense de la Nation était régie par un article central de la constitution japonaise, rédigée en 1947 sur les cendres d’Hiroshima et Nagasaki : l’article 9. Cet article, c’est justement celui que le gouvernement de Shinzo Abe, le Premier ministre japonais libéral-démocrate (droite), a fait abroger.

>>> Europe1.fr vous décrypte de tournant majeur qui permet au Japon de se doter d'une armée traditionnelle.

Pourquoi est-ce une révolution ?

Parce que cette résolution marque la fin d’une philosophie politique. Le titre du chapitre II de l’article 9 de la Constitution est explicite : "Renonciation à la guerre". L’article affirme que l’Etat japonais "ne se reconnaît pas le droit de belligérance". Un droit qu’il devrait recouvrir sous l’action impulsée par le chef du gouvernement nippon. 

Concrètement, cela signifie que le Japon devrait se doter d’une vraie armée. Jusqu’à aujourd’hui, Tokyo ne dispose que de forces dites d’autodéfense, soit environ 250.000 hommes initialement autorisés à agir sur le sol national, seulement dans un cadre défensif. Il faut attendre 1992 pour que le Japon envoie des militaires en tant que casques bleus au Cambodge et commence à assouplir cet engagement historique, marqué par le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale.

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Mardi, Shinzo Abe a affirmé que l’armée pourrait participer à des opérations militaires extérieures. Un seul bémol est maintenu : "le Japon ne sera pas impliqué dans une guerre pour défendre un pays étranger, c’est hors de question", a précisé le Premier ministre. Le nouveau texte permet à nouveau aux Japonais de recourir à "l’autodéfense collective" dans un cadre bien précis : celui d’une menace contre l’existence du Japon, d’un danger pour la liberté de ses habitants, et en l’absence d’une solution alternative.

Parce que c’est inscrit dans le patrimoine historique japonais. Pour Philippe Pelletier, professeur à l’université Lyon II interviewé par Europe1.fr, c’est "un tournant majeur" dans l’histoire japonaise : "Quand un pays a subi deux fois la bombe atomique à l’issue d’une guerre officiellement menée pour libérer l’Asie de l’impérialisme occidental alors qu’elle est devenue une guerre ultra-nationaliste et impérialiste, la population vit tout ça comme un échec dramatique. Le sentiment d’avoir été dupés, le traumatisme de la bombe, tout ça est encore vivant. Une partie de la population l’a vécue, et même pour ceux qui ne l’ont pas connu, c’est un héritage, un patrimoine".

Et que c’est une question clivante politiquement. C’est sur ce traumatisme que l’Etat japonais s’est reconstruit, sous la houlette américaine, sur le principe du pacifisme. Le rapport du Japon à son armée est donc un élément structurant de la politique nationale. A tel point que ce débat a structuré les mouvements politiques.

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 "C’est sur cet héritage que la gauche japonaise (appelée le camp du progrès) a construit son identité. Ils ont accepté l’utilisation du nucléaire civil à une seule condition : le renoncement à l’arme nucléaire. A l’inverse, ce n’est pas une nouveauté que la droite japonaise et sa fraction la plus dure ait toujours cherché la révision de la Constitution depuis son édiction en 1947. C’est l’obsession du part libéral-démocrate (droite) depuis sa création en 1955".

Quelle est la réaction de la société civile ?

"L’idée d’aller mourir pour son pays est incongrue". 10.000 personnes ont manifesté dans les rues de Tokyo, "un mouvement social d’importance pour le Japon", souligne Karoline Postel-Vinay, directrice de recherche à Sciences Po Paris et spécialiste du Japon interviewée par Europe1.fr. "Les gens qui ont vraiment la mémoire vive de la guerre ne veulent plus parler de guerre. Et même s’ils sont minoritaires dans la population, il y a non seulement eu transmission de ce trauma mais aussi naissance de générations dans un contexte pacifiste. Pour ceux-là, l’idée qu’il faut défendre la patrie n’est pas naturelle du tout, l’idée d’aller mourir pour son pays est incongrue".

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C’est d’ailleurs l’un des slogans des manifestants tokyoïtes, sortis dans la rue aux cris de : "Je ne veux pas voir mourir nos enfants et nos soldats!" Pour la chercheuse, "l’article 9 est considéré comme un grand accomplissement et reste populaire même si avec le temps il a forcément un côté désuet." En effet, un sondage du journal Nikkei affirmait que 50% des personnes interrogées restaient favorables au maintien du pacifisme, contre 34% seulement qui soutenaient le projet de réforme. Côté associatif, le prix Nobel de littérature Kenzaburo Oe est très actif dans la lutte contre cette réforme."En fait, de nombreux Japonais seraient d’accord pour une révision de cet article 9, mais pas de la manière dont la mène Shinzo Abe, qui la recouvre d’un vernis nationaliste", analyse Katerine Postel-Vinay.

Comment le gouvernement a pu mener à bien cette réforme ?

Grâce à un équilibre politique favorable à Shinzo Abe. Ces initiatives n'ont as freiné pour autant le processus constitutionnel. Et pour cause, Philippe Pelletier observe que cette réforme intervient dans un moment politique favorable à Shinzo Abe : "en décembre 2013, il avait déjà fait passer une loi très controversée sur l’allongement du temps de rétention des informations qui relèvent de la sécurité nationale à 60 ans. La population avait protesté contre cette loi qui rappelait de mauvais souvenirs aux Japonais (les lois liberticides passées en 1925 par le gouvernement militariste). Mais malgré les remous dans la société civile, elle était passée facilement, du coup il en profite pour faire passer ses lois fortes."

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Katerine Postel-Vinay abonde, la configuration politique du moment joue en faveur du Premier ministre : "Il bénéficie d’une stabilité politique dont ne jouissaient pas ses prédécesseurs, et il a une bonne marge de manœuvre à la Diète japonaise (le Parlement)." Une marge qu’il s’assure aussi en "donnant des gages au parti de la Restauration, ouvertement xénophobe et révisionniste", conclut Philippe Pelletier.

Quelles seront les conséquences géopolitiques ?

Difficile à dire. Un tel changement peut provoquer un grand chambardement dans une région où les tensions diplomatiques sont vives. Le Japon s’échauffe régulièrement avec la Chine au sujet des îles Senkaku, dont l’Empire du milieu lui conteste la propriété, mais aussi avec la Russie, propriétaire des îles Kouriles sur lesquelles lorgne Tokyo.

Mais pour Philippe Pelletier, la vraie question à poser est : "Jusqu’où le gouvernement chinois est prêt à aller dans un bras de fer avec le Japon ? Ça va être vécu comme une provocation, mais dans la mesure ou les échanges économiques entre les deux nations n’ont jamais été aussi forts (les deux pays sont réciproquement 1er client et fournisseur l’un de l’autre), difficile de le savoir."

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En revanche, Katerine Postel Vinay estime que "Shinzo Abe adopte cette attitude dans un certain contexte d’alliance avec les Etats-Unis." "L’administration Obama souhaite que le Japon soit plus autonome  pour pouvoir se retirer en partie de la région. Il n’aurait pas pu mettre ça sous la table sans une volonté expresse des Etats-Unis", analyse-t-elle.

Le Parlement doit entériner la résolution. Pour l’instant, une dernière étape doit être accomplie pour que le texte soit définitivement adopté : le vote du Parlement. Avant de tourner définitivement la page de 67 ans de pacifisme nippon. 

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