La pénurie de carburant, ce n'est pas qu'une affaire de pétrole

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Se retrouver sans essence est devenu la hantise des automobilistes. Ces derniers se ruent donc sur les stations-services pour ne pas être pris au dépourvu. © DAMIEN MEYER / AFP
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ZOOM - En prenant d’assaut les stations-essence depuis vendredi, les automobilistes risquent de provoquer la pénurie qu’ils redoutent. Exemples à l'appui. 

Des stations-essence fermées, des files d’attente conséquentes devant celles encore ouvertes, des mesures de rationnement prises dans certains départements : les automobilistes français semblent être touchés par le syndrome "Mad Max" depuis ce week-end. Redoutant une pénurie d’essence provoquée par les opposants à la loi Travail, les conducteurs se ruent pour faire le plein. Et rendent de plus en plus plausible une pénurie qui n’est pour l’instant que virtuelle.

La peur du manque provoque le manque. Le sujet fait l’ouverture des journaux depuis vendredi soir : le blocage des raffineries, orchestré par la CGT en association avec FO, pourrait provoquer une pénurie d’essence. Ce n’est pourtant pas encore le cas : seules 20% des stations sont en rupture totale ou partielle et une seule des huit raffineries françaises devrait être à l’arrêt total lundi soir. 

Mais la situation pouvant rapidement se détériorer, les automobilistes ont préféré anticiper le pire. Résultat, les stations-service ont été prises d’assaut. Certaines ont même enregistré une consommation "trois fois supérieure à la moyenne", selon Laurent Michel, directeur général de l'Energie et du Climat, au ministère de l'Environnement. Résultat, en voulant individuellement éviter une pénurie, les automobilistes sont en train de la provoquer collectivement dans certaines régions.

Comme un air de prophétie auto-réalisatrice. Cette situation paradoxale a déjà été observée à de nombreuses reprises et a fait l’objet d’une théorie : la prophétie auto-réalisatrice, une notion développée par le sociologue Robert K. Merton. Son principe ? Une situation qui est d’abord fausse peut devenir vraie à cause du comportement et des anticipations des acteurs.  C’est ainsi qu’une banque en bonne santé peut rapidement faire faillite. Il suffit qu’une personne martèle que l’établissement va mal et que de nombreux clients le croient pour que la banque sombre vraiment : les clients affolés retirent toutes les économies, fragilisent la banque et incitent ainsi les épargnants qui étaient restés calmes à faire de même. A la fin, ce qui était faux devient vrai et la banque viable finit les caisses vides.

La peur de manquer d’essence, un classique. Un autre exemple connu de prophétie auto-réalisatrice concerne justement la crainte d’une pénurie d’essence. "En mars 1979, les journaux californiens commencèrent à faire beaucoup de bruit autour d’une importante et imminente pénurie d’essence. Les automobilistes se ruèrent alors sur les pompes à essence pour remplir les réservoirs de leurs véhicules, et les maintenir aussi pleins que possible. Le remplissage des douze millions de réservoirs (qui jusqu’alors restaient aux trois quarts vides) épuisa les énormes réserves d’essence disponibles, et entraîna quasiment du jour au lendemain la pénurie annoncée", écrivait le psychologue Paul Watzlawick en 1981.

Et ce dernier de rajouter : "La volonté des automobilistes de garder les réservoirs de leurs véhicules pleins (au lieu de faire comme d’habitude et de les remplir seulement quand ils sont presque vides) eut pour résultat un affolement grandissant, et des files d’attente interminables aux pompes à essence. Une fois l’excitation apaisée, on se rendit compte que la livraison de carburant à la Californie avait en fait à peine diminué".

Souviens-toi l’automne 2010. La France a également vécu un épisode similaire, lors du précédent blocage des raffineries françaises en 2010. A l’époque, le secteur pétrolier avait encore de la marge avant d’être à sec et le gouvernement ne cessait de le marteler. "Je dis surtout aux automobilistes : ’n'allez pas remplir votre réservoir, ou remplir des stocks d'essence, vous n'en avez pas besoin’. (…) Si il n'y a plus d'achats de précaution, on a tout ce qu'il faut pour tenir", soulignait le secrétaire d'Etat aux Transports de l’époque, Dominique Bussereau. Peine perdue : la première semaine du mouvement social, la consommation de carburants avait augmenté de 50% selon le secrétariat d’Etat. Et l"histoire semble se répéter, comme l'a reconnu son successeur Alain Vidalies : "la panique est jamais bonne conseillère, c'est d'ailleurs dans les endroits où on a rationné qu'on en a le plus consommé", a déclaré dimanche le secrétaire d'Etat.