Fiscalité : Macron applique-t-il la (controversée) théorie du ruissellement ?

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En favorisant les riches sur le plan fiscal, Emmanuel Macron applique "la théorie du ruissellement", selon ses détracteurs. © LUDOVIC MARIN / POOL / AFP
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En favorisant fiscalement les Français les plus aisés en espérant qu’à terme, tout le monde en profite, le gouvernement met en œuvre une doctrine économique qui a parfois montré ses limites par le passé. 

L’expression n’est jamais utilisée par le gouvernement, plutôt par ses détracteurs. Le budget 2018, qui sera présenté mercredi en Conseil des ministres, serait-elle en partie inspiré de "la théorie du ruissellement" ? Une doctrine économique selon laquelle - pour aller vite - concéder des largesses - fiscales ou autres - aux citoyens les plus aisés profite in fine à l’ensemble de la population, les plus défavorisés compris. Déjà appliquée par le passé, par l’Américain Ronald Reagan et la Britannique Margaret Thatcher notamment, cette théorie a parfois montré ses limites.

La "théorie du ruissellement", c’est quoi ?

Le principe est simple : plus les personnes riches ont de d’argent, plus elles vont pouvoir, par des investissements ou par de la consommation, en faire profiter les autres. "Quand on crée des emplois à très hauts revenus, ça finit par bénéficier à tout le monde", formule pour europe1.fr Nicolas Bouzou, économiste, fondateur du cabinet Asterès. "Par exemple, un ingénieur en intelligence artificielle chez Google sera certes très bien payé, mais il va consommer au restaurant, dans des hôtels, il va avoir des employés de maison. Ça crée donc des emplois moins qualifiés. On estime que concernant l’économie du numérique aux Etats-Unis, un emploi à forte valeur ajoutée entraîne la création de quatre emplois moins qualifiés ", poursuit l’auteur de Le travail est l’avenir de L’homme (ed. de L’observatoire).

"L’épargne gonfle l’investissement". "L’argument est, en général, le suivant : les plus fortunés ont, en moyenne, une propension marginale à épargner supérieure à celle des plus pauvres. Le surcroît de richesse qui peut leur être accordé (via, en général, une réduction d’impôt) viendra donc alimenter davantage l’épargne nationale que si cette même richesse avait été distribuée à des ménages moins favorisés", expliquait de son côté début août dans La Croix Gaël Giraud, économiste en chef de l’Agence Française de Développement, qui lui n’est pas convaincu par la doctrine. "Or l’épargne gonfle l’investissement. Et l’investissement d’aujourd’hui, c’est la croissance de demain, et donc, notamment, les emplois de demain. Lesquels procureront un salaire, y compris aux moins fortunés", poursuivait ce directeur de recherche CNRS.

La réforme de Macron découle-t-elle de cette logique ?

Vous ne trouverez pas de membres du gouvernement se réclamer de la théorie du ruissellement. "C’est sûr qu’elle n’a pas très bonne presse en France, où il y a une logique égalitariste. Sur le plan politique, c’est vrai que c’est compliqué", concède Nicolas Bouzou. "A court terme, c’est évidemment coûteux pour les finances de l’Etat, donc il vaut mieux que ça marche", insiste l’économiste. 

Deux mesures fiscales dans cette logique. Le volet fiscal du budget 2018 semble pourtant bien correspondre à cette logique. La baisse de l’impôt sur la fortune (ISF), par le biais de la non taxation du patrimoine financier, mais aussi la mise en place d’une taxe forfaitaire - et non plus évolutive - sur les revenus du capitaux de 30% vont à l’évidence profiter aux ménages les plus aisés. Selon le gouvernement, ces deux mesures coûteront 5 milliards d’euros à l’Etat : 3,5 milliards de recettes en moins de l’ISF, 1,5 milliard de moins avec le prélèvement forfaitaire unique (PFU). Coûteux, en effet.

"Un effet de souffle fiscal en faveur de l'investissement". L’objectif avoué de cette fiscalité avantageuse pour les plus favorisés est d‘encourager les investissements sur le sol français et de faire revenir des capitaux sur le territoire. "Nous voulons provoquer un effet de souffle fiscal en faveur de l'investissement, de l'emploi et de la croissance", a assuré en juillet le Premier ministre Edouard Philippe aux Echos. "Nous voulons donner confiance aux acteurs économiques, avec de la visibilité et des engagements précis." Avec dans l’idée que toute l’économie française, et donc à terme tout le monde, profite de ces investissements.

Pour Michel Sapin, pas de doute : "c’est le grand raisonnement que l’on connaît depuis très longtemps, ce n’est pas le monde nouveau qui apporte ce raisonnement, qu’on appelle le raisonnement du ruissellement : en donnant aux plus riches, ça va finir par retomber, quelques gouttes, sur les plus pauvres", a estimé l’ancien ministre de l’Economie lundi sur Europe 1.

La théorie du ruissellement, c’est efficace ?

"Si on continue de l’appliquer, c’est que cela fonctionne". On entre là dans un débat d’économistes. Il n’y a donc pas de réponse définitive à cette question. "Cette théorie est parfaitement valide aujourd’hui", tranche Nicolas Bouzou. "Ça fait consensus, si on continue de l’appliquer, c’est que cela fonctionne". L’économiste cite l’exemple de la Suède à la fin des années 1970. "Le gouvernement en place a baissé très sensiblement les taxes sur les hauts revenus, et le pays est entré dans une phase de prospérité sans précédent".

Pourtant, les exemples américain, avec Ronald Reagan, et britannique, avec Margaret Thatcher, sont moins reluisants, les deux dirigeants ultra-libéraux en poste dans les années 1980 ayant laissé à leur départ des économies en berne. "Aux Etats-Unis, Ronald Reagan a laissé un pays en bonne santé sur le plan de la croissance et des emplois, mais pas au niveau des finances publiques", concède Nicolas Bouzou.

"Une politique qui creuse les inégalités". Mais là où la théorie du ruissellement est la plus attaquée, c’est sur les inégalités qu’elle génère. "C’est une politique qui creuse les inégalités", a asséné Michel Sapin sur Europe 1. Et c’est précisément sur ce point que les réformes fiscales voulues par Emmanuel Macron sont critiquées.

"Emmanuel Macron ­espère peut-être que l’accroissement des richesses des plus nantis bénéficiera à tous. Il serait alors bien mal informé. La totale déconnexion entre l’évolution des plus hauts revenus et ceux du reste de la population est ­désormais bien documentée", écrit ainsi l’économiste Thibault Gajdos jeudi dans Le Monde. "Thomas ­Piketty et ses collègues ont établi qu’entre 1983 et 2014, les 1 % les plus riches avaient capté 20 % de la croissance économique, soit autant que les 50 % les moins riches. Cela suffit à démontrer l’inanité de cette ‘théorie du ruissellement’", insiste-t-il.

"Toute forme d’investissement ne crée pas des emplois". Mais l’efficacité même de la doctrine est aussi contestée. "Le surcroît d’épargne rendu possible par l’enrichissement des plus riches ne vient pas, ou plus, alimenter l’investissement. Si cette relation était automatique, l’économie mondiale ne serait pas piégée par un sous-investissement chronique", considère Gaël Giraud, du CNRS. Par ailleurs, "depuis le début des années 1990, on assiste à l’apparition de reprises de croissance du revenu national (d’abord aux États-Unis puis en Europe) qui ne s’accompagnent pas d’une hausse d’emplois. La preuve du fait que toute forme d’investissement ne crée pas nécessairement des emplois", conclut l’économiste.