Sophie, 52 ans, infirmière et aidante de sa mère atteinte d'Alzheimer : "M'occuper d'elle, ça a été une évidence pour moi"

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Guilhem Dedoyard , modifié à
Sophie, 52 ans, est infirmière. Elle s'est occupée de sa mère, atteinte d'Alzheimer, pendant huit ans. Son travail lui a valu un burn out. Alors que sa mère est morte il y a deux ans, Sophie ne s'en est toujours pas remise, comme elle le raconte à Olivier Delacroix, dans la Libre antenne, sur Europe 1.
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Sophie, 52 ans, travaille à l’hôpital depuis ses 18 ans. Il y a dix ans, elle est devenue l'aidante de sa mère, atteinte de la maladie d'Alzheimer, car elle refusait de l'envoyer en maison de retraite, et l'a gardée chez elle "jusqu'à son dernier souffle". Les choses se sont compliquées quand, en 2016, Sophie a fait un burn out à cause de son rythme de travail, perdant au passage la moitié de son salaire. La mère de Sophie est morte il y a deux ans et sa tante il y a un an, causant une rechute. A cinq ans de la retraite, elle déplore les conditions de travail à l’hôpital et a toujours du mal à se remettre de l’épuisement accumulé pendant ces dernières années, comme elle le confie à Olivier Delacroix.   

"J'ai décidé de m'occuper de maman car je savais que c’était son vœu. Avant d'être malade, elle s'était occupée d'une tante à elle, qui était en maison de retraite pendant plus de seize ans. Ça l'avait complètement secouée car elle me racontait que dès qu'elle passait, tout le monde lui demandait des choses :'un bisou, parlez-nous'. Elle me disait aussi 'tu te rends compte, certains ont eu huit ou neuf enfants et ils ne les voient pas'. Elle répétait 'moi je ne veux pas mourir là, je veux mourir d'un coup, je ne veux pas vieillir et vivre dans une maison de retraite'.

Au début, j'en ai visité quelques-unes, j'étais mal avec ça. Je ne le sentait pas, les lieux, les odeurs, tout. J'avais l'impression que j'allais l'enfermer. Ma mère avait aussi gardé sa propre grand-mère a domicile jusqu'à son décès. C’est une suite logique. Avant, les parents restaient chez leurs enfants et j'ai rétabli la même chose sans m'en rendre compte. En France, nous n'avons plus cette tradition là vis-à-vis de nos parents. Je me suis occupée d'elle grâce à l'aide de deux auxiliaires de vie et je ne le regrette pas. S'il fallait recommencer, je le referai, je n'aurais pas pu me regarder en face et la laisser partir sinon. 

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On devient parent de son parent

Ma mère n'aimait pas marcher, elle n'était pas du genre à s’échapper ou à partir. Mais moi je travaillais, j'avais des horaires décalés. J'ai eu la chance de trouver d'excellentes auxiliaires de vie, sans qui je n'aurais pas pu faire ça. Les auxiliaires de vie, ça lui permettait de continuer à dormir le matin et de ne pas être dans un rythme de maison de retraite, elle avait son propre rythme. Elle pouvait enfin dormir alors que des années auparavant elle n'y arrivait pas. Là je pouvais enfin respecter son sommeil. Si elle voulait dormir jusqu'à 10h, elle le pouvait.

Elle avait une qualité de vie, c'est quelque chose qu'on recherche tous. La première auxiliaire arrivait le matin et elle s'adaptait à son rythme. On essayait la douche, et si elle n'y arrivait pas, on faisait autrement, on faisait le petit-déjeuner. S'il fallait l'emmener se promener on l'emmenait se promener, s'il fallait faire des animations on le faisait. On faisait tout pour elle. C'est en nous, c'est comme une mère qui entend son petit crier la nuit, elle n'a pas besoin de réveil, elle va l'entendre pleurer. On devient parent de son parent.

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Un psychiatre m'a dit que le burn out n'existait pas

Mon burn out a commencé en septembre 2016. Mon médecin m'a dit que c'était un burn out, mais n'a pas voulu faire les papiers en bonne et due forme. Il m'a dit que ce n'était pas pris en charge. Si on avait simplement marqué 'dépression par épuisement professionnel', ça passait. J'ai vu plein d'autre médecins traitants pour passer en commission médicale qui m'ont dit : 'On pouvait tout à fait faire ce papier'. Mais en commission, je suis tombée sur un psychiatre qui m'a dit que le burn out n'existait pas, en 2017.

J'ai repris le travail pendant dix mois et j'ai flanché parce que je n'arrivais pas à continuer mon travail, même en mi-temps thérapeutique. J'ai fait une rechute le 24 décembre dernier, donc je suis de nouveau en arrêt. J'ai rechuté parce que dans la foulée, j'ai perdue ma tante, la sœur aînée de maman, qui était en maison de retraite. Elle est décédée de la même maladie. J'allais la voir tous les deux jours et elle est morte un an, jour pour jour, après sa sœur.

Je suis repassée en commission cette année et je suis tombée sur le même psychiatre qui m'a répété la même chose, et il m'a dit que c'était une dépression. Je lui ait répondu que 'non, des dépressions, j'en avais déjà fait et que moi, en dépression, avec des traitements de psychothérapie, je travaille'. J'étais dans l'épuisement total, j'avais pris quarante ans en une journée.

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C'est l'esprit qui a fait avancer le corps

J'ai perdu la moitié de mon salaire pendant dix-huit mois. Habituellement, je gagne 2.100 euros par mois. Mon demi-salaire, je l'ai complété avec l'argent que j'avais mis de côté pour ma retraite. J'ai retravaillé en mars 2018 parce que financièrement je ne tenais plus. J'avais dépensé toutes mes économies pour vivre et payer des aides pour maman.  

En même temps, quand on ne voit pas ce qu'il y a autour, on garde la tête dans le guidon et on trouve toujours les ressources nécessaires. J'étais conditionnée, c'est l'esprit qui a fait avancer le corps : j'avais envie de me lever donc j'y arrivait. C'est pour ça que deux ans après je ne suis toujours pas remise à 100%. 

Aujourd'hui je me dis : 'Comment j'ai pu faire ça, en étant totalement épuisée ?' Il y a des fois ou je n'arrivais même plus à me faire à manger, monter trois marches m'épuisait. Réfléchir et prendre des décisions m'était impossible, pourtant j'arrivais à le faire. Le weekend, surtout, où j'étais toute seule avec maman, car je disais aux auxiliaires de prendre leur week-end. Dans la dernière année elle était de plus en plus fatiguée, elle dormait assez souvent à cause de la maladie. Quand elle dormait, je dormais. J'étais dans le canapé-lit du salon, ça m'évitait d'avoir un étage à descendre.

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Sur huit heures, on reste dix minutes auprès d'un patient

Le métier est devenu éreintant. En plus moi, jusqu'à présent, j'étais tombée dans des services où il y avait des bonnes relations avec les cadres. Là on ne nous écoute pas, on nous rajoute des patients qui ne correspondent pas au service. Il y a toujours plus de paperasserie. Sur huit heures, on reste dix minutes auprès d'un patient. Les cadres aussi subissent de plus en plus de pression, c'est la 'réunionite aiguë'. 

Les urgences ont raison de faire grève actuellement, mais il n'y a pas que les urgences. C'est tout le service hospitalier, des aides soignantes aux infirmières qu'il faut revaloriser, et pas simplement par une prime pour la région parisienne et pas uniquement pour les jeunes, qui vont gagner plus que nous. Il y a huit ans j'étais à 1.800 euros, même encore maintenant, avec 2.100 euros, à cinq ans de la retraite, je ne m'en sors pas. C'est une misère. Le samedi est payé comme un jour normal, on nous demande de plus en plus de faire des nuits.

Les conditions se sont dégradées car on nous enlève des lits. Les patients ne sont pas encore sortis qu'ils sont déjà remplacés. Mais en même temps on a du matériel sophistiqué. Les perfusions étaient en verre, maintenant elles sont en plastique. Moi j'ai connu les lits qu'on devait lever à la manivelle, maintenant c'est électrique. Donc il y a des améliorations, mais pas sur tout. Certaines choses n'ont pas changé depuis vingt ans.

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J'ai besoin de donner, car quand je donne je reçois

La nouvelle génération d'infirmières n'est pas aussi motivée que nous l'étions. Si une ne venait pas on se demandait qui allait la remplacer au pied levé et faire huit heures de plus. Aujourd'hui c'est 'au secours, on appelle les syndicats'. Nous n'avons plus la même façon de travailler. Pour moi c'était une passion, c'est une passion. J'ai envisagé de changer, mais je n'y arrive pas. J'ai besoin de donner, car quand je donne je reçois. 

Je me suis occupée de ma mère car je me suis tellement occupée de gens à l’hôpital que je me suis dit : 'Ça serait un comble que je ne puisse pas m'occuper de ma mère'. Quand c'est arrivé, ça a été une évidence pour moi. Je ne le regrette pas, même si deux ans après je suis toujours épuisée."