Rapatrier les djihadistes français, un casse-tête pour les autorités

Plus de cent djihadistes français seraient emprisonnés aux mains des kurdes. Image d'illustration.
Plus de cent djihadistes français seraient emprisonnés aux mains des kurdes. Image d'illustration. © ALBARAKA NEWS / AFP
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Faut-il les rapatrier en France pour les juger ? Et si oui, comment ? Depuis l’annonce du départ des Américains de Syrie, la question du devenir des djihadistes français en Syrie est de plus en plus brûlante. Et complexe.

De nombreux Français seraient encore présents en Syrie, où ils sont partis rejoindre les rangs de Daech. Une partie (difficilement chiffrable, peut-être une centaine) est encore en liberté, au sein des dernières poches de résistance de l’Etat islamique ou d’autres groupuscules djihadistes. Certains seraient également prisonniers dans les geôles du régime de Bachar al-Assad. Mais la plus grande partie est actuellement prisonnière des Kurdes, alliés de la France : 110 à 150 individus seraient entre leurs mains, selon diverses sources, dont beaucoup d’enfants (voir encadré). Et se pose désormais, de manière brûlante, la question de leur avenir. Cette semaine, plusieurs responsables politiques se sont écharpés sur le sujet. L'exécutif, lui, semble envisager de plus en plus un rapatriement pour certains d'entre eux. Une question complexe, qui ouvre de nombreux défis que le gouvernement et la justice française vont devoir relever.

Faut-il rapatrier les Français prisonniers des Kurdes ?

Le départ américain a changé la donne. L’annonce du départ de l’armée américaine de Syrie oblige la France à prendre une décision rapide, alors qu’elle se contentait du statut quo jusqu’à présent. Les Kurdes, sans l’appui des Américains, craignent en effet d’être militairement fragilisés, notamment pour faire face à une éventuelle attaque de la Turquie. Et ils se montrent, de ce fait, de moins en moins enclins à mobiliser des hommes et de la nourriture pour s’occuper des prisonniers. Le risque existe, donc, qu’ils décident ou soient contraints de les relâcher ou de les abandonner. Voire de les confier au régime de Bachar al-Assad, ce que redoute la France : cela donnerait à Damas un moyen de pression sur Paris, qui a rompu ses relations diplomatiques  avec Bachar al-Assad en 2012. "Notre crainte principale est que ces djihadistes puissent s’échapper ou être dispersés. Nous sommes aussi préoccupés par le fait qu’ils puissent tomber entre les mains des sbires de Bachar Al-Assad", résume ainsi un haut diplomate français au Monde.

L’option d’un jugement en Irak n’est pas abandonnée... Mais que faire, donc, de ces prisonniers français si les Kurdes cessent de s’en occuper ? "Compte tenu de l’évolution de la situation militaire dans le nord-est syrien […], nous examinons toutes les options pour éviter l’évasion et la dispersion de ces personnes potentiellement dangereuses", s'est contenté de répondre le ministère des Affaires étrangères dans un communiqué mercredi. Selon Le Figaro, l’éventualité de leur extradition vers l’Irak pour qu’ils y soient jugés est toujours envisagée. En 2018, plus de 300 individus étrangers (principalement turcs ou originaires des anciens pays soviétiques) ont été condamnés en Irak, à mort ou à la perpétuité, pour leur appartenance à Daech.

… Mais celle d’un rapatriement semble de plus en plus probable... Pour l’heure, c’est toutefois l’hypothèse d’un rapatriement vers la France qui semble gagner du terrain au sein de l’exécutif français. "Je préfère qu'ils soient jugés et condamnés, sévérement (...) en France plutôt qu'ils se dispersent dans la nature pour fomenter d'autres actions y compris contre notre pays", a déclaré mercredi le Premier ministre Edouard Philippe sur France Inter. "D'abord ce sont des Français avant d'être des djihadistes", a même lancé le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner sur BFMTV. Et de poursuivre : "Certains sont déjà revenus et sont incarcérés, nous les connaissons. Ceux qui reviendront seront écroués".

" Il y a un choix juridique d'intelligence avec l'ennemi, en leur retirant la nationalité française "

Avec le rapatriement, qui serait alors suivi d’une garde à vue (jusqu’à 96 heures dans une affaire de terrorisme), d’un rencontre avec le juge des libertés, et très probablement d’une incarcération avant leur procès, la France aurait la certitude de savoir où se trouvent ces djihadistes. Et elle respecterait l’Etat de droit en permettant à ces prisonniers, français, de bénéficier de leur droit à être jugé en France. "Il y a une procédure aujourd'hui qui est rodée. Nous sommes un pays qui est un Etat de droit. Et dans l'Etat de droit, nous avons le devoir […] d'assurer les libertés individuelles et collectives", a d’ailleurs défendu le président (LR) du Sénat, Gérard Larcher, sur France 2.

"S'ils ne sont pas incarcérés quelque part, ils restent dans la nature, et leur taux de dangerosité est encore plus élevé que s'ils étaient incarcérés", commentait également le politologue Gilles Kepel, jeudi sur Europe 1. "Les Kurdes, qui sont abandonnés par les États-Unis, menacent d’ouvrir les geôles et de les libérer. Dans ce cas-là uniquement, nous avons intérêt à les voir condamnés chez nous", approuve Bruno Retailleau, sénateur LR, interrogé mardi sur notre antenne

… Et décriée. Mais cette solution du rapatriement, déjà choisie par l’Allemagne et la Russie, est loin de faire l’unanimité. Le patron des Républicains Laurent Wauquiez a par exemple exigé sur Twitter une "solution de bon sens": "Interdire purement et simplement le retour de tous ceux partis faire le djihad." Interrogé sur LCP, le député LR du Pas-de-Calais, Pierre-Henri Dumont est encore plus radical : "Il y a un choix juridique d'intelligence avec l'ennemi, en leur retirant la nationalité française (comme l’a fait le Royaume-Uni ndlr). Il y a un autre choix, l'élimination de ces personnes".

Que faire des éventuels rapatriés ?

Quand bien même le gouvernement déciderait du rapatriement des djihadistes français, toutes les questions ne seraient pas résolues pour autant. Comment les ramener en France ? En avion charter ? En les faisant prendre des vols réguliers depuis la Turquie ou l’Irak ? Pour l’heure, aucune de ces questions n’est tranchée.

Une fois en France, les djihadistes de retour de Syrie seraient ensuite interrogés par les services de renseignement de la DGSI, pour comprendre leur rôle et les raisons précises de leur présence en Syrie. Le parquet général, en charge du dossier, lancerait des poursuites judiciaires à leur encontre (ce qui est systématique depuis 2015, pour quiconque rentre de la zone de guerre irako-syrienne). Et ce serait ensuite au juge des libertés de décider de les incarcérer avant leur procès, ce qu’il devrait faire dans l’immense majorité des cas, ne serait-ce que par précaution, selon différentes sources. Les "revenants" (surnom donné aux djihadistes rentrés en France) risquent jusqu’à 10 ans de prison pour leur simple appartenance à une association terroriste, et peuvent être condamnés à la perpétuité s’ils sont jugés coupables de crime terroriste sur le sol syrien.

" Il s’agit de séparer les plus prosélytes, avec généralement un bon niveau socioculturel, des plus influençables, dont on redoute un passage à l’acte violent "

Mais encore faut-il que cela soit prouvé, et l’enquête s’annonce difficile. "Tout va être passé au peigne fin : l’exploration des réseaux sociaux et de la téléphonie, les contributions éventuelles auprès des collecteurs de Daech, notamment grâce aux données de Tracfin, les vidéos en tous genres. Ce que nous maîtrisons moins, c’est ce que les Kurdes ou les autorités irakiennes voudront bien ou pourront nous transmettre comme éléments de preuve", résume dans Le Figaro un haut magistrat.

S’ajoute enfin à cela l’épineuse question de leur séjour en prison. "En fonction des décisions des juges d’application des peines, nombre des futurs revenants devraient être évalués, pendant quatre mois, dans un des quatre QER - les quartiers d’évaluation de la radicalisation - actuellement en service. Il s’agit de séparer les plus prosélytes, avec généralement un bon niveau socioculturel, des plus influençables, dont on redoute un passage à l’acte violent en détention", explique au Parisien un membre de l’administration pénitentiaire. Problème ? Les places dans ces QER ne sont pas illimitées. Aujourd’hui, il en existe 108. Et 150 détenus sont déjà en attente d’être "évalués". Les futurs "revenants" ne seront donc probablement pas "évalués" tout de suite, et devraient être mélangés aux autres sans sélection.

Selon le politologue spécialiste de l'islam Gilles Kepel, l'arrivée en prison de ces nouveaux contingents de djihadistes venus de Syrie, "qui sont les durs des durs" et sont "auréolés de gloire dans ces milieux", est un "facteur de déstabilisation qui nécessite une prise en compte importante de la part de l'administration pénitentiaire." "Or, pour l'instant, on n'est pas tout à fait au point", conclut-il. 

Que faire des (nombreux) enfants de djihadistes ?

Parmi les futurs probables rapatriés, la majorité sont des enfants, assurent différentes sources. "Il y a principalement des enfants mineurs. Ces enfants soit sont nés là-bas, soit sont partis tout petits de France avec leurs parents (...) Les enfants sont plus nombreux que les adultes", a affirmé Nicole Belloubet, interrogée sur RTL jeudi. "Nous avons également la certitude de vouloir prendre en charge des enfants qui sont orphelins", a-t-elle détaillé, ajoutant que "la question la plus importante numériquement est celle des enfants qui sont sur site et qui sont accompagnés de leur mère, voire de leur père". "Par rapport à ce que nous savons statistiquement (...) nous pensons qu'à 75%, ce serait des enfants de moins de 7 ans", a précisé la ministre.

À leur arrivée en France, la plupart seront pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance et placés en famille d’accueil, en fonction des disponibilités. Ces enfants, qui ont connu les bombardements et la guerre, bénéficieront d’un accompagnement psychologique, et seront suivis par un éducateur. Si leur mère a été incarcérée, ils pourront la visiter régulièrement en prison, accompagné d’un éducateur. Selon les experts, les enfants de djihadistes déjà rentrés souffrent, tous, de troubles divers (audition, attention, alimentation, dépression…).