"Nuit debout" : Frédéric Lordon, le penseur qui n'est pas là pour "apporter la paix"

Frédéric Lordon
Frédéric Lordon, le 21 avril à la Bourse du Travail. © Capture d'écran YouTube.
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Acclamé à chaque intervention place de la République, l'économiste-philosophe rêve de sortir d'une "démocratie all inclusive". Et de plein d'autres choses.

Il refuse d'être le porte-parole du mouvement. Pourtant, Frédéric Lordon, 54 ans, vit une véritable histoire d'amour avec les partisans de "Nuit debout". L'histoire commence dès la veille du mouvement, le 30 mars, lorsque ce professeur de philosophie, ancien économiste, appelle les étudiants présents dans l’amphithéâtre de l’université Paris-I-Tolbiac à se rendre "à la Nuit debout". Polémiste dans le Monde diplomatique, cosignataire du Manifeste des Economistes atterrés et tribun coutumier des réseaux et médias alternatifs, l'universitaire n'est pas un illustre inconnu. Mais ses interventions régulières place de la République depuis début avril, acclamées à chaque fois, font de lui l'un des penseurs les plus écoutés des "noctambules". Ce qu'il leur raconte ? Un mélange d'appel à l'insurrection, d'anticapitalisme radical et de Spinoza.

" Nous n’apportons pas la paix, nous n’avons aucun projet d’unanimité "

Frédéric Lordon ne veut pas d'une démocratie molle, "all inclusive", selon ses propres termes. Tant que le "cadre" actuel dans lequel la République tient n'a pas sauté, il n'y aura pas de débat démocratique possible selon lui. L'éviction d'Alain Finkielkraut de la place de la République ? Une bonne chose. Le refus de la contradiction ? Obligatoire, car la France est aux mains d'une "secte malfaisante, la secte de l’oligarchie néolibérale intégrée", qui impose elle-même ses acteurs du débat. Éditorialistes, hommes politiques, économistes libéraux… L'intelligentsia tricolore serait quasi unanime. Et pour conserver sa mainmise, elle imposerait un "citoyennisme intransitif, qui débat pour débattre, mais ne tranche rien, ne clive rien, et serait conçu pour que rien n’en sorte", déplorait l'universitaire le 25 avril dernier devant des noctambules, comme le raconte Challenges.

>> Frédéric Lordon filmé à la Bourse du travail, le 21 avril, devant des noctambules : 

A la place de ce débat mou, Frédéric Lordon appelle les partisans du mouvement à devenir des "grains de sable" pour gêner, de manière concrète, la "secte malfaisante" et ceux qui entretiennent ses rouages. "Il faut mettre des grains de sable partout. […] C’est débouler dans une réunion d’Anne Hidalgo, c’est débouler dans la conférence d’une association d’étudiants à l’ESCP qui invite Florian Philippot. C’est faire dérailler le cours normal des choses, les harceler, leur ôter toute tranquillité !", scande-t-il. Et de conclure : "nous ne sommes pas ici pour être amis avec tout le monde, et nous n’apportons pas la paix, nous n’avons aucun projet d’unanimité démocratique".

" Essayer encore, rater encore, rater mieux "

Ce "cadre" qui exclut tout débat, mais qui empêche également toute liberté de combler nos besoins les plus primaires (se nourrir soi-même, se loger soi-même, se chauffer soi-même…), c'est le capitalisme. Un capitalisme "constitutionalisé" qu'il faut remplacer. "Pour en finir avec l’empire du capital, qui est un empire constitutionnalisé, il faut refaire une Constitution. Une Constitution qui abolisse la propriété privée des moyens de production et institue la propriété d’usage : les moyens de production appartiennent à ceux qui s’en servent et qui s’en serviront pour autre chose que la valorisation d’un capital", théorise Frédéric Lordon, dans un entretien (traduit ici par Reporterre) donné au journal italien Il Manifesto.

Sortie de l'euro, nationalisation de la monnaie et des banques, défaut de l'Etat sur sa dette… Frédéric Lordon avance des idées que même Jean-Luc Mélenchon n'ose pas. Et n'y voyez pas là une comparaison avec l'ancien programme présidentiel du FN : Frédéric Lordon est aussi pour une régularisation "massive" des sans-papiers, eux-aussi victime du capitalisme. "C'est ça, la gauche", martèle-t-il.

Une fois le cadre remplacé, une fois ce "noyau empoisonné" (la Constitution)  guéri du capitalisme,  enfin pourra s'épanouir une véritable démocratie, "complète et partout". Mais Rome ne s'est pas faîte en un jour. Et cette utopie ne se réalisera peut-être jamais, reconnait Frédéric Lordon. Faut-il l'oublier pour autant ? Non. Car l'utopie est une "tension" nécessaire. Nécessaire à quoi ? "Beckett nous donne la maxime : essayer encore, rater encore, rater mieux", écrit l'universitaire dans son ouvrage Imperium, épluché par Le Monde.

" Une philosophie qui vit dans l’illusion "

Frédéric Lordon est passé de l'économie à la philosophie en 2010. Principale référence de ses travaux : Baruch Spinoza. Pour ce penseur des lumières, les Hommes et les communautés ont tendance à être mus par leurs affects, leurs désirs, individuels et égoïstes. "Frédéric Lordon emprunte à Spinoza l’idée que le conflit des affects est difficile à dépasser. Mais chez Spinoza, c’est un horizon possible avec le développement d’une éthique, alors que, pour Lordon, on peut améliorer la situation, mais la rationalité politique est quasiment inatteignable", résume pour Le Monde Pascal Sévérac, maître de conférences en philosophie à l’université Paris-Est-Créteil.

S'il n'est pas aussi utopiste que son maître à penser, Frédéric Lordon prend tout de même le risque de passer pour un penseur nébuleux, éloigné des réalités. Egalement cité par le quotidien du soir, Philippe Corcuff, sociologue au CNRS, raille ainsi "une philosophie qui vit dans l’illusion que, parce qu’on a posé des concepts, on maîtrise l’ensemble. Or, dans la culture contemporaine des sciences sociales, on travaille avec des exemples ancrés dans le réel, et non des axiomes". Nul doute que l'intéressé lui aurait répondu que l'illusion est nécessaire, pour garder "la tension" et "essayer encore, rater encore, et rater mieux".