"Implant files" : comprendre l'enquête sur les implants médicaux en cinq questions

L'enquête "Implant files" révèle des failles de contrôle et de traçabilité des dispositifs médicaux implantés.
L'enquête "Implant files" révèle des failles de contrôle et de traçabilité des dispositifs médicaux implantés. © ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP
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Des médias européens ont enquêté sur les dispositifs médicaux implantés, comme les pacemakers et les prothèses. Des failles de contrôle ont été détectées, alors que le nombre d'incidents subis par les patients augmente.
ON DÉCRYPTE

Ce sont des pompes à insuline, des pacemakers ou des prothèses de hanche. Des dispositifs médicaux nécessitant une implantation, et dont le but premier est d'améliorer la santé des patients sur lesquels ils sont posés. Sauf qu'entre des contrôles défaillants et une mauvaise traçabilité, ces implants sont désormais pointés du doigt et accusés d'avoir causé des dizaines de milliers de morts et de blessés en une dizaine d'années. Une enquête menée au niveau européen par 250 journalistes de 59 médias différents, publiée dimanche soir, a jeté une lumière crue sur ce scandale.

D'où est partie l'enquête ?

Tout a commencé avec un filet de mandarines. En juin 2014, la journaliste Jet Schouten a fait une expérience étonnante : tenter de faire passer ce filet de plastique pour un dispositif médical implanté destiné à traiter une descente d'organes. Elle le prend en photo et monte tout un dossier entièrement fictif à destination des organismes chargés des vérifications habituelles sur les implants. Trois d'entre eux lui assurent alors qu'ils ne voient pas d'opposition de principe à ce qu'elle obtienne l'agrément de Conformité européen (CE) pour ce "dispositif". Un sésame qui peut lui permettre, en théorie, de commercialiser son filet de mandarines dans toute l'Europe pour qu'il soit posé sur des femmes par un chirurgien.

Jet Schouten a néanmoins préféré creuser le sujet plutôt que de se lancer dans un nouveau business. La journaliste a convaincu le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), qui avait déjà enquêté sur les "Panama Papers" et les "LuxLeaks", de se pencher sur les dispositifs médicaux. Quatre ans plus tard sortent les résultats des enquêtes d'une soixantaine de médias.

Quels sont les dispositifs médicaux (les plus) concernés ?

Cette enquête est concentrée sur les dispositifs médicaux nécessitant une implantation dans le corps humain via chirurgie. On parle donc de pacemakers et défibrillateurs, de prothèses mammaires, d'épaule, de genou ou de hanche, de pompes à insuline mais aussi d'implants contraceptifs Essure, qui se glissent dans les trompes de Fallope, ou encore de mèches vaginales, destinées à traiter la descente d'organes.

" Il faudrait évaluer les dispositifs médicaux implantés exactement comme les médicaments qui soignent. "

En se basant sur les données américaines, les journalistes des "Implant files" ont établi un classement des implants le plus souvent mis en cause dans des incidents. On retrouve en tête les pompes à insuline équipées d'un capteur de glycémie, devant les lecteurs de glycémie et les capteurs de glycémie. Viennent ensuite les neurostimulateurs médullaires (prescrits pour lutter contre les douleurs chroniques), les dispositifs médicaux servant à faire des dialyses automatisées, les prothèses de hanche et les défibrillateurs cardioverteurs.

Quelles sont les failles de contrôle dénoncées par les "Implant files" ?

Les "Implant files" dénoncent des contrôles insuffisants, voire inexistants, sur des dispositifs médicaux pourtant lourds. Les premiers mis en cause sont les organismes notifiés, des entreprises agréées par les États membres de l'Union européenne qui reçoivent les dossiers des fabricants et délivrent ou non une certification CE. Cette certification est indispensable pour vendre le dispositif médical implanté sur le territoire européen. Selon l'ICIJ, ces organismes ne contrôlent pas suffisamment. Ils vérifient que l'objet fonctionne et qu'il est sûr, mais pas son efficacité. Et les études cliniques sur l'être humain ne sont pas toujours demandées avant de délivrer la certification CE.

"Ce qu'on demande à un organisme notifié, c'est de vérifier que le processus de fabrication est bon et non risqué", nous précise Jean-Marie Courcier, ancien président de BioMed Alliance, une association d'industriels de la santé en Occitanie. "Mais il n'y a pas de médecin ni de chirurgien au sein de cet organisme." Comment cela se passe concrètement ? "Non seulement l'entreprise fabricante envoie un dossier de centaines de pages, mais s'ensuivent après des semaines de séances de questions-réponses. Et l'organisme notifié vient faire des audits tous les ans chez le fabricant, audit qui peut désormais être inopiné." Par la suite, c'est l'agence nationale, donc en France celle du médicament, l'ANSM, qui va enregistrer le produit. Un processus largement insuffisant pour Eric Vicaut, responsable du centre d'évaluation du dispositif médical de l'AP-HP. "Il faudrait évaluer les dispositifs médicaux implantés exactement comme les médicaments qui soignent", martèle-t-il au micro d'Europe 1. "Mais tout est bloqué au niveau européen par les lobbies de l'industrie qui empêchent le système de bouger [et expliquent] qu'une évaluation correcte en amont de la mise sur le marché bloquerait l'innovation."

 

Selon Jean-Marie Courcier, il est "faux de présenter les choses comme s'il n'y avait aucun contrôle". "Sur le terrain, l'exigence ressentie est très forte. Même pour un changement mineur dans le dispositif médical, comme l'internalisation d'une étape de fabrication qui était sous-traitée auparavant, il faut redéposer un dossier qui va mettre des mois à être examiné." En revanche, certains problèmes se posent bel et bien. D'abord, le "niveau d'exigence" de tous les organismes notifiés n'a pas toujours été élevé. Preuve en est, l'an dernier, l'Union européenne a fait le ménage et retiré son agrément à plusieurs d'entre eux. En outre, "les dispositifs médicaux implantés sont très pointus. Un organisme notifié ne peut pas tous les connaître", souligne Jean-Marie Courcier. "Et puis on ne fait effectivement pas assez d'essais cliniques, même si une nouvelle règlementation de l'Union européenne attendue en 2020 devrait les élargir."

Enfin, ces organismes notifiés étant des entreprises privées choisies et payées par les fabricants, se pose la question des conflits d'intérêts. "Il y a un rapport d'argent direct, donc on peut toujours en imaginer", reconnaît Jean-Marie Courcier.

Pourquoi y a-t-il un problème de traçabilité ?

Autre faille identifiée par les "Implant files" : celle de la traçabilité. Cela s'est vu lors du scandale des prothèses mammaires PIP. Beaucoup de femmes ayant reçu un implant mammaire étaient alors incapables de savoir s'il était de la marque mise en cause et n'ont pu obtenir cette information auprès de leur clinique ou de leur hôpital. Les informations sont éparpillées, mal retranscrites, voire pas du tout. "La traçabilité des implants coronaires ou des prothèses mammaires n'est clairement pas une priorité pour certains chirurgiens", déplore Pierre Faure, pharmacien à l'hôpital Saint-Louis, dans Le Monde. "Les CHU ne sont pas tous équipés pour ça", confirme Jean-Marie Courcier. "J'ai vu les personnels hospitaliers noter les numéros de série de dispositifs médicaux sur des post-it…"

Selon une enquête de la direction générale de l'offre de soins menée en Île-de-France en 2014 citée par Le Monde, moins d'un établissement sur deux remet un document précis aux patients à leur sortie. Un sur dix ne dispose d'aucune base de données informatique permettant de retrouver un patient à partir du numéro de lot de son implant, ou inversement. Or, cette traçabilité est indispensable pour assurer un suivi efficace des patients équipés d'un dispositif médical implanté.

Quelles sont les conséquences de ces failles pour les patients ?

Parallèlement à ces manquements, les journalistes de l'ICIJ pointent une recrudescence des "incidents" liés à ces dispositifs médicaux implantés. Selon des chiffres établis, là encore, sur une base de données américaine qui recense les problèmes rencontrés aux Etats-Unis, ils ont doublé entre 2007 et 2018, passant à 5,5 millions. Au total, on dénombre 80.000 morts et 1,7 million de blessés liés à des dysfonctionnements de ces implants.

Le problème, c'est qu'il est très difficile de mettre ces chiffres en perspective par rapport au nombre total de pose d'implants, précisément parce que celui-ci est inconnu. "Les autorités de santé n'ont pas été en mesure de nous donner une comptabilité précise des patients concernés pour chaque implant", explique ainsi Le Monde, l'un des médias français à avoir sorti l'enquête, qui a bataillé auprès de l'ANSM pour finalement obtenir un fichier comportant de nombreux champs manquants.

En outre, si ces chiffres viennent d'une base de données américaine et non française, c'est que la remontée de l'information sur les "incidents" dans l'Hexagone est plus qu'imparfaite. La base de l'ANSM "a ses limites", reconnaît dans le quotidien du soir Jean-Claude Ghislain, directeur pour les situations d'urgence, les affaires scientifiques et la stratégie européenne de l'Agence du médicament. Elle "repose sur la notification spontanée" des établissements de santé et des fabricants. Or, ni les uns ni les autres n'ont forcément intérêt à faire remonter des incidents. "Il est clair qu'il n'y a pas une pratique du signalement parfaite en France", concède Jean-Claude Ghislain. Une nouvelle règlementation européenne est prévue pour 2020, avec la création d'une base similaire à celle des Etats-Unis, baptisée Eudamed.