Melisande Short-Colomb, descendante d’esclave, sur le campus de Georgetown où elle étudie 7:41
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Aviva Fried, aux États-Unis, édité par Justine Hagard , modifié à
Il y a quelques semaines, un comité de la Chambre des représentants américaine a approuvé la création d'une commission d'experts chargée d'étudier les possibilités d'indemnisation des descendants d'esclaves noirs américains. Une revendication très ancienne, relancée par le mouvement Black Lives Matter.
REPORTAGE

Les descendants d’esclaves seront-ils bientôt indemnisés aux États-Unis ? Il y a un peu plus de trois semaines, un comité du Congrès américain a donné son feu vert à la création d'une commission d'experts chargée de faire des propositions dans ce sens. Cela concerne quatre millions d’Africains arrivés contre leur gré aux États-Unis entre 1619 et 1865. Nombreux sont ceux qui, aux États-Unis, réclament ces réparations. Le débat s’est d'ailleurs accéléré avec les manifestations Black Lives Matter. Un long combat que nous raconte notre correspondante aux États-Unis. 

Promesse non tenue

L'indemnisation devrait être accordée aux descendants d’esclaves afin de compenser les siècles durant lesquels les Afro-Américains ont été maltraités et exploités, avec la bénédiction du gouvernement. L’esclavage a été aboli en 1865, à la fin de la guerre de Sécession. À l’époque déjà, le président Lincoln avait promis que chaque esclave libéré aurait droit à une mule et 40 acres de terre, soit environ 16 hectares. Mais Lincoln a été assassiné, et son successeur, Andrew Johnson, s’est empressé d’annuler la mesure. Les terres déjà distribuées ont été saisies. Aucune compensation n’a ainsi été vraiment accordée, ce qui a entraîné une différence de niveau de vie très importante entre Blancs et Noirs.

Ajoutez à cela la ségrégation qui s’est prolongée jusque dans les années 1960 et les discriminations, on comprend alors pourquoi, aujourd’hui encore, le patrimoine moyen d’une famille blanche est dix fois supérieur à celui d’une famille noire. L’espérance de vie des Afro-Américains est elle toujours inférieure de six ans à celle des Blancs. Les réparations seraient donc un moyen de réparer une injustice et de rééquilibrer les choses.

Responsabilités partagées

L’État américain a bien évidemment une très grande part de responsabilité, puisque l’esclavage était autorisé par la loi. Mais les institutions privées ont elles aussi un passé très marqué par l’esclavage, notamment dans les universités. Georgetown, l’université de Washington fondée en 1789 par les Jésuites et dirigée par eux, "possédait" à l'époque des esclaves. Ces hommes et femmes, considérés comme des biens, étaient une source de main d’œuvre et de revenus.

Le campus de l’université de Georgetown, à Washington DC

© Aviva Fried / Europe 1

L’université est donc elle aussi impliquée dans le processus de réparations, un peu par la force des choses. Richard Cellini, un ancien étudiant âgé aujourd'hui d'une soixantaine d'années, a fondé en 2015 le Georgetown Memory Project. Il s'est penché sur l’histoire de son université, et notamment sur un événement : la vente, en 1838, de 272 esclaves appartenant à Georgetown. À l’époque, l’institution connaissait des difficultés financières. Elle a alors décidé d’organiser une vente d'esclaves, exactement comme s’il s’agissait de se débarrasser de bétail pour gagner quelques dollars.

Sur la trace des esclaves vendus par Georgetown

Richard Cellini a demandé à l’université des informations sur les 272 esclaves vendus. "On m'a répondu : 'Cher Richard, Georgetown a examiné ceci il y a quelques années déjà. Ce que nous avons découvert, c’est qu’ils ont tous rapidement succombé à une fièvre dans les marécages malodorants de Louisiane'", se souvient-il. "En gros, ils voulaient dire qu’ils étaient tous morts, et qu’il n’y avait pas de traces, ni de descendants. Je me suis dit, mais ce n’est vraiment pas possible, même pour le Titanic, il y a eu des survivants. C’est à partir de là que j’ai décidé que je devais rechercher les esclaves de Georgetown et leurs descendants directs", explique Richard Cellini.

La liste des 272 esclaves vendus par Georgetown en 1838

© Aviva Fried / Europe 1

Finalement, l’université a accepté de regarder son passé en face. Avec une équipe de généalogistes, Richard Cellini a retrouvé la trace de plus de 10.000 descendants directs des 272 esclaves vendus. Parmi eux, Melisande Short-Colomb est aujourd’hui âgée de 67 ans. Il y a quatre ans, quand elle a été contactée par le Georgetown Memory Project, elle a lâché sa carrière de chef en Louisiane pour s’inscrire à Georgetown.

Entre temps, l’université a décidé d’accorder des facilités financières aux descendants des esclaves vendus en 1838. Melisande Short-Colomb est la première descendante a avoir profité de ce programme. "J’ai ramené ma famille ici. Ils font partie de tout ça, je fais ça pour eux. Nous sommes l’histoire américaine. Ma famille, elle est aussi importante que celle de Georges Washington. Eux, c’étaient des esclavagistes. Nous, nous étions asservis", raconte-t-elle au micro d'Europe 1.

Création d'un fonds de 400.000 dollars

Georgetown a également évoqué la création d’un fonds de 400.000 dollars pour les descendants. Il devrait être alimenté par des dons privés, ce qui agace certains étudiants, notamment des descendants d’esclaves. Ces derniers proposent plutôt une taxe-réparation d'un montant de 27 dollars dont s’acquitteraient chaque année tous les étudiants de la fac, en plus des frais d’inscription. Une mesure avant tout symbolique, mais qui aurait permis à Georgetown de prendre ses responsabilités.

Avec le fonds alimenté par les dons privés, c’est un peu comme si d’autres payaient les fautes du passé, selon ses détracteurs. Sans compter qu’on ne sait pas trop comment l’argent va être distribué et utilisé, ce qui dérange les descendants. "Les réparations, ce n’est pas de la charité, mais le paiement d’un dû. Je pense qu'elles doivent être payées directement aux descendants. Ce qu’ils font avec cet argent, cela les regarde. Qu’ils aient leur libre-arbitre. C’est ce que nous n’avions pas quand nous étions esclaves, nous n’avions pas de libre-arbitre. Mais ça, c’est dans un monde idéal", explique Sandra Thomas, dont les parents de son arrière-arrière-grand-père faisaient partie des 272 de Georgetown.

Sandra Thomas veut obtenir des réparations pour l’asservissement de ses ancêtres

© Aviva Fried / Europe 1

Des réparations très complexes à calculer

La somme de ces réparations est extrêmement complexe à calculer, d'autant qu’aucun montant ne fera oublier l’horreur du passé. Certains économistes estiment qu’il faudrait compter le nombre d’heures travaillées, les multiplier par le salaire horaire normal, y ajouter les intérêts accumulés sur toutes ces années et multiplier par le nombre d’esclaves.

D’autres s’appuient sur la richesse produite par les esclaves, ou encore sur le patrimoine qui aurait dû être accumulé. Les chiffres varient, mais les sommes sont astronomiques. On parle de près de 20.000 milliards de dollars. C’est quatre fois le budget annuel américain.

Un calendrier loin d'être acté

Les regards se tournent désormais vers cette commission d’experts. D'après le texte de loi, elle sera composée de treize membres : certains seront nommés par le président et d’autres par le Congrès. Au moins six d’entre eux seront choisis dans la société civile et les organisations qui militent pour les réparations.

Quant au calendrier, il reste indéterminé. La création de cette commission n’a été approuvée jusqu’ici que par un comité de la Chambre des représentants, grâce aux voix des démocrates. Il faut maintenant l'approbation du Sénat, avec au moins 60 voix sur 100. Pour cela, il va falloir convaincre dix républicains de l’intérêt de cette commission. La création de cette commission est proposée depuis 1989. Lueur d’espoir tout de même : le texte n’avait jamais passé l’étape de la Chambre des représentants.