Présidentielle : les autorités ont zappé le web

© MAXPPP
  • Copié
Fabienne Cosnay , modifié à
Malgré un rapport alarmant sur les risques de fuite des estimations, rien n’a été fait depuis 2007.

22 avril 2012. Imaginons la scène. Un vent de panique envahit le ministère de l’Intérieur. Les premières estimations des instituts de sondages, diffusées de manière confidentielle à quelques centaines de personnes, sont relayées massivement, dès 18h30 sur les réseaux sociaux Twitter et Facebook, bien avant la clôture des derniers bureaux de vote, fixée à 20 heures.

Un scénario catastrophe exagéré ? Non, répond Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop, interrogé par Europe1.fr. “Il y a toujours eu des fuites mais là, ça va prendre une autre dimension”, prédit le sondeur. “Vers 18h30, lorsque les instituts vont transmettre leurs estimations aux médias et aux QG des candidats, certains pourraient être tentés de les tweeter*, malgré l’interdiction. Avec le retweet*, cela peut vite devenir incontrôlable”, anticipe- t-il.

Un risque d’entraver le scrutin

Pour le sondeur, donc, le risque d’entraver le scrutin est réel. Car, comme à chaque élection, les horaires de fermeture des bureaux de vote diffèreront d’une ville à l’autre. Dans les grandes villes (qui représentent 20% du corps électoral), ils seront ouverts jusqu’à 20h. Un électeur pourra donc mettre son bulletin dans l’urne et voter pour tel ou tel candidat, avec le risque d’être influencé par les premières estimations, si celles étaient auparavant publiées sur le web.

L’hypothèse ne relève pas de la politique fiction. En mai 2007, lors du second tour de la présidentielle opposant Nicolas Sarkozy à Ségolène Royal, des premières estimations avaient fuité avant 20h sur le site de micro-blogging Twitter, encore à ses prémices et fréquenté alors par quelques "happy-few". Et dès 18h, des sites d’informations suisses et belges avaient également révélé les premières tendances du scrutin hexagonal.

Fermer tous les bureaux de vote à la même heure

Des fuites qui n’ont pas pu échapper au ministère de l’Intérieur. Cinq mois après l'élection de Nicolas Sarkozy, un rapport de la Commission nationale de contrôle de la campagne a été remis, le 10 octobre 2007, Place Beauvau. Dans ce texte, la Commission - garante du bon déroulement des soirées électorales - rapportait les problèmes rencontrés lors du second tour de la présidentielle de 2007. ”Des sites internet de la presse francophone, situés dans des pays riverains de la France, ont diffusé dès 17h30 des résultats des sondages réalisés à la sortie des urnes puis, après 18 heures, des estimations des résultats effectuées à partir du dépouillement des bulletins dans des bureaux présélectionnés. Le résultat prévisible du scrutin a également été annoncé dès 18h15 sur de nombreux sites d'organes d'information français”, peut-on lire dans ce rapport.

La Commission nationale de contrôle de la campagne reconnaissait aussi son impuissance, notamment concernant tous les sites et blogs hébergés à l’étranger. Car la loi française, qui prévoit une amende maximale de 75.000 euros, ne s’applique pas à eux.

Pour éviter ces fuites, l’organisme se prononçait donc pour une fermeture à la même heure de tous les bureaux de vote. “La commission considère que ces difficultés pourraient, en grande partie, être surmontées si la fermeture des bureaux de vote en métropole intervenait à la même heure. Le décalage de deux heures entre la fermeture des premiers bureaux de vote à 18 heures et celle des derniers bureaux à 20 heures est propice à la divulgation des estimations du résultat final”, écrivait-elle, noir sur blanc, dans son rapport.

Des recommandations restées au placard

Cinq ans après et alors que l’impact des réseaux sociaux et des sites web d’informations n’est plus à démontrer, les mises en garde de la commission sont pourtant restées lettre morte.

La fermeture à la même heure de tous les bureaux de vote en France n’est pas à l'ordre du jour et ne le sera pas d’ici l’élection présidentielle, confirme à Europe1.fr le ministère de l’Intérieur. "On a décidé de ne pas le faire", indique Pierre-Henri Brandet, le porte-parole du ministère.

Place Beauvau, on compte simplement sur la responsabilité des internautes pour éviter tout couac, entre 18h et 20h, le jour des résultats. “Une loi existe pour protéger le secret des résultats et ne pas altérer la sincérité du scrutin”, rappelle le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Pierre-Henri Brandet. “Les utilisateurs de Twitter sont des citoyens comme les autres et comme n’importe quel citoyen, ils doivent respecter la loi”, affirme-t-il.

La Commission nationale de contrôle de la campagne sera chargée à travers des “actions de prévention”, d’expliquer les règles et les sanctions applicables aux internautes qui seraient tentés d’enfreindre la loi. “Il faut rappeler aux gens que ce n’est pas anodin, qu’ils risquent une poursuite du parquet et 75.000 d’euros d’amende, en cas de tweet ou de retweet d’estimations de résultats”, estime Mattias Guyomar, secrétaire général de la Commission des sondages, garante aussi du bon déroulement du scrutin.

“Aujourd’hui, je ne sais pas comment on va faire"

Mais à trois mois du scrutin, les missions de la Commission nationale de contrôle de la campagne restent encore à définir. “Aujourd’hui, je ne sais pas comment on va faire. On aura des réunions préparatoires sur le sujet. Je découvrirai l’ampleur du problème quand la Commission nationale de contrôle de la campagne s’installera, le 25 février”, confie à Europe1.fr Alain Fichelles, l’un des membres de la commission.

De nombreux points restent en suspens. Les autorités vont-elles délimiter plus précisément ce qui est interdit et ce qui ne l’est pas, sur les réseaux sociaux ? Comment un tweet, par exemple, sera-t-il jugé répréhensible ou non ? Est-ce qu’un internaute, qui ne donnera pas de chiffres d’estimations, mais une simple indication sur tel ou tel candidat risquera une amende ? "Un message du genre "Cauchemar. X n’est pas au second tour" est interdit", répond Mattias Guyomar, en guise d'exemple.

Mais aucun document plus précis évoquant le bon usage des réseaux sociaux le jour J n’est prévu d’ici le 22 avril. Alors, si rien ne bouge, ce sera finalement aux internautes eux-mêmes d’évaluer les limites à ne pas franchir. Avec la menace réelle, donc, d'entraver le bon déroulement de l'élection du futur chef de l'Etat.

* Tweeter = poster un message ; retweeter = relayer un message d'un autre utilisateur. Pour lire notre "mode d'emploi" de Twitter, cliquez-ici