Le rap, le cirque et la Fête des lumières doivent-ils craindre le FN ?

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SUR LE FRONT D'AVIGNON - Les précédents maires FN ont laissé un souvenir amer au monde de la culture. À quoi doivent-ils s'attendre aujourd'hui ?

"Le Front national est incompatible avec la création et la générosité du théâtre", tambourinait Jean-Michel Ribes, mardi sur Europe1. Le metteur en scène est monté au créneau pour soutenir Olivier Py, le nouveau directeur du festival d’Avignon. "Je ne me vois pas travaillant avec une mairie FN. Cela me semble inimaginable. Donc je pense qu'il faudrait partir", avait affirmé le dramaturge lundi. À l'origine de ce débat ? Le score surprise du frontiste Philippe Lottiaux, arrivé en tête dans la préfecture du Vaucluse, à l'issu du premier tour des municipales. Pourquoi le Front inquiète-t-il tant le monde de la culture ? Parce qu'il a un passif.

"RACINES, TRADITION, IDENTITÉ"

"Il faut toujours garder à l'esprit l'offensive massive du FN, lancée contre certaines associations et institutions culturelles, lorsqu'il était au pouvoir dans des villes", résume Jean-Yves Camus, chercheur spécialiste de l'extrême droite, contacté par Europe1.fr. Cette "offensive massive" du FN, elle a été pratiquée entre 1995 et 2008, lorsque le parti dirigeait plusieurs grandes villes.

À l'époque, le programme culturel du FN s'articule autour de trois axes : "racines, tradition, identité". Il dénonce un "génocide culturel" qui "refuse toute idée de Beau". Le FN se bat alors contre la culture "rap-tag-Lang", comme l'a résumé en 1996 Bruno Mégret, au FN à l'époque. Et les maires frontistes de Vitrolles, Toulon, Marignane et Orange n'ont pas ménagé leurs efforts.

À Vitrolles, Catherine Mégret, épouse de Bruno et maire de 1997 à 2002, s'est notamment illustrée avec le bar musical Le Sous-marin. La mairie lui a coupé les subventions et même fait murer l'entrée, ce qui lui a valu une condamnation en référé. Le tort de cet établissement ? Les musiciens y jouaient du rap, "musique de dégénérés, développant les mauvais instincts de la jeunesse", dixit Catherine Mégret. Comme le rappelle Mediapart, l'association Moulin à jazz a aussi vu ses subventions amputées de 70 %. Et la directrice du cinéma Les Lumières a été licenciée pour son refus de déprogrammer un film sur le sida.

Jean-Marie Le Chevallier (1995-2001) a, lui, transformé la Fête du Livre de Toulon en Fête de la liberté du livre. Principale innovation ? Mettre des ouvrages d'extrême droite sur les stands. "En l'organisant nous-mêmes, nous nous libérons de la dictature de Saint-Germain-des-Prés, qui fait la loi dans l'édition", s'explique alors le maire. Il fait également raser la fontaine du sculpteur contemporain, René Guiffrey, pour la remplacer par un olivier. Et, en menaçant de retirer les subventions, il obtiendra l'annulation d'un concert de NTM au théâtre de Châteauvallon, "au nom de la morale républicaine", avant, selon Le Monde,  d'obtenir le départ du directeur, jugé "trop moderne".

Daniel Simonpieri, maire de Marignane de 1995 à 2008, a pour sa part supprimé les abonnements de la bibliothèque municipale aux journaux Libération, La Marseillaise et L’Evénement du jeudi pour les remplacer par des revues d'extrême droite. Et plusieurs commandes de livres ont été bloquées, afin de dégager des fonds et commander des ouvrages made in FN. Les employés, cités par Libé à l'époque, parlent "d'ingérence". Tout comme à Orange, où un rapport du ministère de la Culture, de 1996, dénonce la censure de nombreux livres "de gauche" par l'équipe du maire toujours en place, Jacques Bompard. Ce maire Bompard qui parle également de "structure malséante dont il faut se débarrasser", au sujet du centre culturel Mosaïques, à qui il a coupé les subventions.

"PAS DE RÉVOLUTION COPERNICIENNE"

Reste que tous les maires cités plus haut ont quitté le parti. Et le FN ne s'est-il pas dédiabolisé depuis ? "Le FN est aujourd'hui moins crispé sur sa contre-culture traditionnelle. On le voit mal mener une telle ingérence", reconnaît le politologue Jean-Yves Camus. Contacté par Europe1.fr, Karim Ouchikh, conseiller de Marine Le Pen à la Culture, jure d'ailleurs de ne "jamais porter atteinte à l'intégrité des acteurs culturels". "Il ne doit pas y avoir de tabou dans les programmations ou les choix de livres. Le public doit accéder à tout, même au rap par exemple".

Mais le monsieur culture du FN parle tout de même de la nécessité d'avoir "des affectations plus intelligentes des subventions". "Beaucoup de manifestations, y compris Avignon, sont financées par les deniers publics. Il n'est pas anormal de vérifier que cela intéresse les populations locales et que cela soit accessible à tous les publics", argumente Karim Ouchikh. Selon lui, il faut également davantage "hiérarchiser les programmations". "La peinture, la musique classique ou le cinéma ne doivent pas être sur le même plan que la BD, le cirque ou la culture urbaine", insiste-t-il.

Lottiaux

Et sur quel critère faut-il hiérarchiser ? "L'héritage et le patrimoine historique français doivent être les bases", répond Karim Ouchikh. "Mais il ne faut rien censurer ou supprimer. Il faut compléter là où il y a des manques. Et pas en tapant du poing sur la table. Il faut du dialogue, nous ne sommes pas dans l'optique d'une révolution copernicienne", précise-t-il.

Mais cette volonté de dialogue sera-t-elle respectée ? "Qui nous dit que, sous pression de sa base militante, un maire FN ne va pas vouloir imposer les traditions locales? Ou sucrer les subventions d'une association qu'il juge 'communautariste'", se demande Jean-Yves Camus. "La pression de la base pourrait conduire, dans la pratique, à idéologiser la culture, à gommer toute altérité", prévient le politologue. Quelques candidats se sont d'ailleurs déjà illustrés, en prenant des positions moins policées que celles de leur direction.

"DES CRÉATEURS DÉCADENTS"

À Reims, Jean-Claude Philipot, directeur de campagne du candidat FN (16% au premier tour), a qualifié le 29 novembre, sur le site du FN, le Fonds régional d’art contemporain de Champagne-Ardenne (FRAC) "d'écrin pour de la merde". Et de se lâcher, dénonçant "les pseudo œuvres qui pourraient parfois être réalisées par un enfant de 5 ans voire par un animal auquel on aurait mis de la peinture sur les pattes et la queue (…) et devant lesquelles les bobos de la gauche caviar ou plus simplement les snobs s’extasient pour faire 'moderne'".

Une trentaine de militants ont également manifesté, le 20 février à la Roche sur Yon, contre la chorégraphie du Canadien Olivier Dubois, Tragédie, "saluée par la critique au Festival d’Avignon", raconte le Monde du week-end dernier. Cette pièce met en scène neuf hommes et neuf femmes nus. Et elle a outré la candidate FN, Brigitte Neveux (battue au premier tour), qui a taclé le 20 février des "créateurs décadents se revendiquant hyprocritement de la culture".

À Lyon, enfin, le candidat Christophe Boudot (12% au premier tour), semble avoir une idée bien arrêtée de la célèbre Fête des lumières, qui attire des millions de personnes chaque années. "Ce n’est plus la fête de Marie ni de l’Immaculée Conception, c’est la 'Fête des lumières' de Gérard Collomb qui gère la ville avec ses réseaux francs-maçons", a-t-il taclé dans une tribune au journal d'extrême droite Présent, en novembre dernier. Et de proposer une version "plus religieuse", moins moderne et plus proche de "l'identité lyonnaise". La question qui se posera, s'il est élu : acceptera-t-il, comme le demande officiellement le FN, de faire passer ses convictions par le dialogue, même avec les "réseaux francs-maçons"?