"Les Jours" : l'obsession du temps long

Le pilote des Jours est en ligne depuis le 11 février.
Le pilote des Jours est en ligne depuis le 11 février. © Les Jours
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Grégoire Martinez , modifié à
REPORTAGE - Au lendemain du lancement du nouveau pure-player, Europe 1.fr a rencontré l’équipe des Jours au sein de la rédaction.
REPORTAGE

Paris, 19ème arrondissement. Au 3ème étage d’un immeuble anonyme de la rue de Rouen, s'est installé Les Jours, le nouveau pure-player généraliste lancé par des anciens de Libération. Depuis un an, et la mise en ligne de leur première “landing page”, l’attente était grande. Mais, lancer un média demande du temps, “plus de temps que ce que l’on avait imaginé”, concède Isabelle Roberts.

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La première chose qui frappe lorsque l’on entre dans la rédaction vendredi matin, c’est l’ambiance start-up. Porte d’entrée toujours ouverte, bureaux disposés en face-à-face, tenues décontractées, notes pense-bête aux murs, paper-boad, casque sur les oreilles… Tout y est ! Ils ne sont pas tous là. Huit personnes sur les quinze que compte l’équipe, pigistes compris, sont présentes. Autour d’un grand puits de lumière, les différents bureaux, la machine à café et une petite pièce. “La salle de garde à vue”, plaisante l’équipe. “Quand nous sommes arrivés, il y avait simplement un bureau et une chaise dans cette pièce, donc on l’a appelé comme ça”, expliquent-ils.

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Une “nouvelle façon de présenter l’information”

Sur son ordinateur, le journaliste Sophian Fanen prépare actuellement une “obsession”, le nom donné par l’équipe à ses séries d’articles volontairement feuilletonnés. “Ça vient de notre consommation de séries à titre personnel”, explique Sophian. “On suit l’actualité avec des personnes et des lieux, comme dans une série”. Une analogie que l’on retrouve bien sur la version “pilote” du site, qui présente dans chaque article une section dédiée à tous les personnages, comme un casting, et les lieux “de l’action”.

Cette présentation en “obsessions” et en épisodes est “une nouvelle façon de réfléchir comme journaliste et une nouvelle façon de présenter l’information au lecteur”, poursuit Sophian Fanen. Le journaliste travaille actuellement à à une enquête sur le streaming. “J’y travaille depuis trois mois”, et seule une partie de la série est écrite. Ici, place est faite au temps long. On retrouve d’ailleurs, sur une feuille de paper-board collée derrière son bureau, de nombreuses petites feuilles de papiers où sont placés les acteurs, les lieux, les rapports et l’histoire en fonction des épisodes.

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“On suit un sujet tant qu’il n’est pas épuisé”, renchérit Isabelle Roberts. “On continuera tant que Bolloré coupera des têtes”, explique-t-elle en référence à “l’obsession” publiée jeudi, pour le lancement du site, sur la prise en main de l’industriel à Canal+.

Parmi les sujets publiés ou à venir, on retrouve notamment le suivi, une année durant, d’une classe de troisième d’un collège parisien, ou encore une série post-attentats de Paris. “L’idée, ça a été d’avoir une approche en trois facettes : d’abord la vie du quartier avec l’une de nos journalistes, Charlotte Rotman, qui habite à deux pas du Bataclan. Ensuite, une autre facette, politique, avec l’état d’urgence, enfin une troisième avec le suivi de plusieurs personnes assignées à résidence”, décrypte Isabelle Roberts.

“Les apéros de l’avenir”

Derrière ces “obsessions”, des choix collectifs. Tout, depuis les prémisses du projet, est décidé de manière collégiale. Au départ, ils sont huit, tous anciens de “Libé”, qui réfléchissent à la suite après les difficultés que traverse leur journal courant 2014. “Chacun de notre côté, on avait réfléchi et on s’est retrouvé”, explique Isabelle Roberts. Peu à peu se dessine un départ de Libération pour fonder ce nouveau pure-player.

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Tous, entre janvier et mars 2015, quittent donc la rédaction du journal et commencent à travailler quotidiennement sur le projet. L’équipe se retrouve notamment tous les jeudis soirs pour “les apéros de l’avenir”. “Chaque semaine, on invitait des gens, des webdesigners, des entrepreneurs…”, poursuit Isabelle. Il y a alors cette rencontre avec Augustin Naepels, “un profil start-up et business”, qui “est venu un jeudi et n’est plus jamais reparti”, explique-t-elle avec un sourire. L’homme est en effet le directeur financier des Jours et neuvième et dernier co-fondateur.

“Un parcours du combattant”

A l’époque où ils quittent Libération, ils ont déjà deux certitudes : “le payant et le pure-player”. “C’est compliqué de faire des contenus de qualité sur du gratuit“, argue Isabelle Roberts. “C’est possible, mais ils sont nappés sous une montagne de contenus plus cheap. On tombe vite dans le batonnage de dépêche AFP”.

Après ces balbutiements commence cependant un véritable “parcours du combattant”. “Il a fallu apprendre à faire un ‘business plan’ et plein d’autres choses que l’on ne savait pas faire”, résume Isabelle. “La partie la plus compliquée, ça a été la technique et de trouver un CTO (Chief Technical Officer ou directeur technique en français)”, poursuit-t-elle.

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Surtout, il fallait préparer le lancement de l’entreprise tout en travaillant “en parallèle sur le rédactionnel”. “On s’est installé dans nos locaux en septembre 2015. Au même moment, nous avons commencé le travail d’enquête et d’écriture”. Encore aujourd’hui, l’équipe partage son temps entre le journalisme et le travail inhérent à l’entreprise.

Un financement participatif

Il a aussi fallu partir chercher des fonds. De quoi commencer, se lancer… Si l’on en croit Isabelle Roberts, ça n’a pas été évident. “Il fallait montrer que le projet pouvait être lucratif” se souvient-elle. “La presse n’est pas un secteur considéré comme rentable, mais heureusement Mediapart est passé par là”, salue-t-elle. Le site d’information payant lancé par Edwy Plenel a en effet réussi à atteindre un seuil de rentabilité depuis son lancement en 2008, bien que son récent redressement fiscal lui pose quelques soucis...

Pour se lancer, les neuf co-fondateurs du site ont donc investi une bonne partie de leurs économies. Ils ont également réalisé une levée de fonds privés. Enfin, ils ont aussi lancé une campagne de financement participatif sur le site KissKissBankBank. Leur objectif, 50.000 euros, a été atteint en une semaine et la somme collectée dépasse finalement les 80.000 euros avec 1.456 “backers”. “L’idée de départ du crowdfunding c’était de créer une communauté”, précise Isabelle Roberts. Une idée qui semble avoir bien fonctionné, puisque la newsletter hebdomadaire du site, gratuite certes, compte déjà quelque 14.000 lecteurs.

Les Jours ont également déposé une demande de financement par le fond européen d’aide à la presse de Google au mois de décembre. “Shortlisté”, l’équipe attend la réponse dans les prochaines semaines. Le site compte également sur des subventions publiques. Pour s’assurer 18 mois d’existence il a, au total, besoin d’un million d’euros.

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Les Jours misent aussi sur le “crowd-equity”. Le principe est simple : permettre à des particuliers d’investir dans l’entreprise en échange de parts. Ticket d’entrée : 2.000 euros. Pour cela, l’équipe part d’ailleurs à la conquête des investisseurs potentiels. Jeudi, le soir du lancement du pilote, ils sont donc allés présenter leur projet devant 400 investisseurs et vont recommencer vendredi soir pour présenter le site aux internautes ayant investi lors de la première campagne de crowdfunding.

Des objectifs ambitieux à tenir

Et si tous semblent convaincus de la faisabilité du projet et de l’intérêt des Jours, il leur faudra tout de même tenir des objectifs ambitieux. L’équipe se donne trois ans pour atteindre les 25.000 abonnés payants, à 9 euros par mois. “Mediapart a atteint ce chiffre en deux ans et avant de publier ses révélations sur l’affaire Bettancourt”, tempère Isabelle Roberts.

Si le projet est bien avancé, il reste encore beaucoup à faire. Convaincre le lecteur en premier lieu. Sur ce point, le lancement semble réussi : “on est au-delà de nos attentes”, se réjouit Isabelle. Le pilote du site est également amené à bouger. Un fil info gratuit, “une vitrine”, qui raconte la vie et le travail de la rédaction, devrait par exemple prochainement être mis en ligne.

Dans les mois à venir, l’équipe aimerait également recruter de nouveaux journalistes. “Mais pour cela il faut des fonds”, c’est donc sur ce point que le plus gros travail sera à faire. Le programme est donc chargé, très chargé. Mais pas de quoi “faire peur” à l’équipe.