Médine, du Havre au Bataclan, la provoc' comme instrument

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Le rappeur Médine, lors d'un concert en octobre 2013. © Photo Flickr @SeumShine
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La venue du rappeur au Bataclan, pour deux concerts au mois d'octobre, a déclenché la polémique au sein de la classe politique. En cause, un morceau datant de 2015, à l'image de son auteur : incisif.

Depuis dimanche, droite et extrême droite se passent le bâton pour dénoncer tantôt un "sacrilège" et un "déshonneur", tantôt la "complaisance, ou pire, l'incitation au fondamentalisme islamiste" du rappeur Médine. En choisissant de se produire au Bataclan en octobre prochain, le Havrais a créé la polémique au sein de la classe politique. À 35 ans et presque 15 ans de carrière, il commencerait presque à en avoir l'habitude. Son morceau Don't Laïk, lâché une semaine avant l'attentat contre Charlie Hebdo, et qui lui cause tant de soucis aujourd'hui, avait déjà fait controverse à l'époque. Lundi soir sur Facebook, il a tenu à "lever toutes les ambiguïtés". "Voilà 15 ans que je combats toutes formes de radicalisme dans mes albums", souligne-t-il sur les réseaux sociaux. Le personnage est en effet bien plus nuancé qu'il n'y paraît. Et toujours engagé.

Janvier 2015 : sous les projecteurs bien malgré lui. Avec son physique imposant, Médine Zaouich, de son véritable nom, n'est pas du genre à passer inaperçu. "Haut-normand depuis la sortie du tre-ven", cet Algérien-Français, qui se présente lui-même comme "musulman laïc" est surtout connu pour avoir déchaîné la foudre en janvier 2015. Le jour de l'An, il sort son nouveau clip, Don't Laïk, aux paroles très touchy. "J'suis une Djellaba à la journée de la jupe, islamo-caillera, c'est ma prière de rue", "Si j'applique la Charia les voleurs pourront plus faire de main courante", ou encore "Porte le voile t'es dans de beaux draps, crucifions les laïcards comme à Golgotha".

Tragique conjoncture, six jours plus tard, deux hommes armés exécutent onze personnes dans les locaux parisiens de l'hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Dès le lendemain de l'attaque, le philosophe Vincent Cespedes accuse, sur le site du Huffington Post : "Sa plume trempe dans tous les encriers de l'intolérance : celui de la propagande djihadiste et des appels au meurtre de l'État islamiste".

C'est cette même chanson qui ulcère aujourd'hui le président des Républicains Laurent Wauquiez et celle du Rassemblement national (ex-Front national) Marine Le Pen, jusqu'à la députée LREM Aurore Bergé, qui a pointé dimanche des "paroles (qui) sont, ni plus ni moins, un appel au meurtre".

 

Médine, le caricaturiste. L'homme au nom de ville sainte, lui, s'était déjà expliqué il y a trois ans. "Mon propos est l’incarnation même du combat de Charlie Hebdo", avait-il déclaré dans une tribune pour L'Obs. "Don’t Laïk est précisément une caricature tendue aux fondamentalismes. Une caricature qui singe à la fois ceux qui font de la laïcité un outil d’exclusion, et à la fois ceux qui la subissent et l’expriment à travers une réaction d’hyper-identification de circonstance (…) En tentant de tuer le caractère caricatural et provoquant de mon morceau, vous ne faites ni plus ni moins la même chose de façon symbolique, que ces deux bourreaux ont fait aux auteurs de Charlie Hebdo".

L'an dernier, lors d'un séminaire consacré au rap à l'École normale supérieure, le Havrais avait reconnu avoir "eu la sensation d'être allé trop loin" avec cette chanson. "La provocation n'a d'utilité que quand elle suscite un débat, pas quand elle déclenche un rideau de fer", avait-il dit, selon des propos rapportés par Les Inrocks. "Qu'il le dise plus fort, parce qu'il faut que ces regrets couvrent les paroles qui ont pu être les siennes sur cette chanson", a exhorté de son côté le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, sur franceinfo lundi. "Et donc que les plus jeunes qui sont forcément inspirés par sa musique, par ses paroles, puissent comprendre qu'on peut avoir été dans la provocation et se dire que parfois on va trop loin."

" J’ai toujours utilisé la provocation comme un "piège positif" "

Médine est mû par la provocation. Elle est son meilleur allié quand il s'agit de délivrer ses phases incisives à travers ses couplets. Dans sa chanson Speaker Corner, dans laquelle il règle ses comptes après son manifeste anti-laïcards, il est d'ailleurs loin de s'en cacher : "Ici République et Nation c'est que des stations de métro, encore une phrase qui devrait remplir la gueule de Finkielkraut. Dix ans plus tard, j'amène mon message par les voies de la provoc. On prend les mêmes et on recommence, get up stand up & wake up".

L'homme qui "tend des pièges aux fainéants". Le philosophe Alain Finkielkraut s'en était en effet pris au rappeur, coupable selon lui d'une "apologie musicale des attentats du 11 septembre et de Ben Laden". L'arme du crime : son premier album, sorti en 2004, et intitulé 11 septembre, récit du Onzième Jour. Trois ans seulement après les attentats de New York. Celui d'après ? Jihad, le plus grand combat est contre soi-même (2005). Dérangeant, au premier abord. Au premier abord seulement. Car Médine aime "tendre des pièges aux fainéants", comme il le dit lui-même. Comme sur le morceau Ennemi d'État, lors duquel il rappe : "On a la couleur de l'ennemi, la foi de l’ennemi, le langage de l'ennemi et la musique de l'ennemi. Entends notre appel, celui du désespoir, de nos procès d'intention qui deviennent réquisitoire". Et pour mieux éviter les amalgames, le disque se conclut par la chanson Jihad et ces quelques mots : "Mon combat est éternel, c'est celui de l'intérieur contre mon mauvais moi-même".

 

"J’ai toujours utilisé la provocation comme un 'piège positif'. L’idée est d’amener les gens par la provocation. Pour ceux qui ne veulent pas venir je les renvoie à leurs propres contradictions et à leurs propres fausses représentations", soulignait-il dans Les Inrocks, en mai 2015, à l'occasion de la sortie de son EP surprise Démineur. Parce qu'il manipule des sujets explosifs, évidemment. Et que cela lui explose parfois au visage. "J'démine, ils me prennent pour un poseur de bombes", lâche-t-il ainsi dans le titre éponyme.

Contre les extrémismes. Mais Médine n'appelle jamais à la lutte armée, ni à l'excision ou à la conversion des mécréants. Ses derniers mots, sur la grande scène de la fête de l'Humanité, en 2014 ? "Ne vous radicalisez jamais !". Dans son œuvre, il brocarde d'ailleurs tous les préjugés, tous les racismes, tous les extrémismes, y compris côté musulman : "Heureusement qu'on a lu l'Coran avant d'connaître ces charlatans", déclame-t-il encore dans #Faisgafatwa.

" Heureusement qu'on a lu l'Coran avant d'connaître ces charlatans "

L'Histoire, les questions identitaires, la laïcité, l'immigration ou encore le conflit israélo-palestinien sont des thèmes récurrents dans ses albums. Élu "Havrais de l'année 2014", l'artiste s'est d'ailleurs toujours fait l'écho de l'oppression des minorités, des Indiens d'Amérique (comme dans Petit cheval) à celle des Rohyngyas, cette minorité musulmane victime d'une épuration ethnique en Birmanie. Sa chanson retraçant l'histoire d'une jeune fille dénommée Nour et de "son peuple d'apatrides dont plus personne se soucie, pas même la Nobel de la paix Aung San Suu Kyi", lui avait ainsi permis de se rendre sur place auprès des ONG.

Un texte étudié dans les livres d'Histoire.Et son récit sur les massacres d’Algériens par la police de Maurice Papon en 1961, dans 17 octobre, d'être étudié par les lycéens à travers les pages d'un manuel scolaire, publié aux éditions Nathan.

Adepte de boxe anglaise, le rappeur ne mène pas le combat qu'au micro. En 2008, il participe ainsi au concert-meeting organisé à Paris par le Mouvement des indigènes de la République, pour célébrer le 25ème anniversaire de la Marche des beurs. Médine fait aussi partie de ces stars à s'être mobilisées autour de l'affaire Adama Traoré, ce jeune homme de 24 ans mort en 2016 après son interpellation à Beaumont-sur-Oise, dans le Val-d'Oise. En 2012, il publie également Don't Panik, un dialogue de quelque 400 pages avec le géopolitologue Pascal Boniface.

Flirts avec la ligne rouge. Mais à force de jouer aux équilibristes sur la ligne de la subversivité, Médine a parfois glissé du mauvais côté. Au point, donc, de se brouiller avec ce même Pascal Boniface, pour la simple et bonne raison que le rappeur avait été aperçu à un meeting de Kémi Séba, suprémaciste noir, plusieurs fois condamné en France pour incitation à la haine raciale. "Une faute politique", selon le géopolitogue. "Assister à la conférence d’un homme ne veut pas dire épouser ses idées", lui avait répondu l'artiste.

La même année, il est aperçu dans les locaux de la radio Skyrock, en train de faire le geste de la quenelle, photo à l'appui, en soutien à l'humoriste controversé Dieudonné. "À l’époque, ça me semblait être un moyen de dénoncer sans violence un système à géométrie variable en matière de liberté d’expression. Je ne la reproduirais pas aujourd’hui", a-t-il assuré depuis dans un article de Rue 89.

Dans certains morceaux, Médine se plaît toutefois à entretenir la confusion, en évoquant notamment, dans Grand Médine, des figures telles que l'ancien président égyptien Mohamed Morsi ("Je leur tourne le dos comme un pro-Morsi") ou Recep Tayyip Erdogan, le controversé chef de l'État turc ("Appelez-moi Erdogan en Air Jordan de l'empire Ottoman"). Tout en affirmant : "J'suis d'aucune église, d'aucun extrême et d'aucun gauchisme".

Le risque d'une interdiction de ses concerts. Ce n'est pas l'avis de tous. Une pétition demandant l'annulation de ses concerts au Bataclan a été lancée sur change.org par Grégory Roose, ex-délégué départemental du FN dans les Alpes-de-Haute-Provence. Plus de 16.800 personnes l'avaient signée lundi en milieu d'après-midi, et une avocate de victimes des attentats du 13-Novembre a écrit au préfet de police de Paris pour lui demander l'interdiction des représentations, arguant d'un "risque de troubles à l'ordre public" et d'"atteinte à la mémoire des victimes".

L'association Life for Paris, elle, a tenu à rappeler lundi que cette salle "est complètement libre de sa programmation, sous contrôle de la préfecture de police de Paris". "Notre association n'est pas un organe de censure, elle est et restera apolitique et ne laissera personne instrumentaliser la mémoire des victimes des attentats à des fins politiciennes, comme c'est le cas dans cette affaire", conclut même l'association qui regroupe plus de 700 victimes.

"Nous maintenons les concerts comme prévu. Médine s’est expliqué plusieurs fois sur lemorceau Don’t Laïk. Il n’y a aucune ambiguïté dans ce qu’il dit", s'est exprimé pour sa part le tourneur du chanteur, Éric Bellamy, de la société Yuma Prod. Sur son dernier album, Storyteller, sorti le 13 avril dernier, le Havrais semblait avoir mis de l'eau dans son vin. Dans sa chanson intitulée Bataclan, aucune allusion à l'attaque djihadiste. Juste ce refrain, en guise de rêve : "Tout ce que je voulais faire, c'était l'Bataclan".

 

Le précédent Black M

Il y a deux ans, un autre rappeur, Black M, avait vu son concert annulé lors des commémorations de la bataille de Verdun, en raison de "risques forts" de troubles à l'ordre public. En cause, une phrase lâchée dans la chanson Désolé, avec la Sexion d'Assaut, dans laquelle il qualifiait la France de "pays de kouffars, un terme péjoratif signifiant "mécréants".