L'histoire de Cosa Nostra, mafia sicilienne vieille de presque 150 ans

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Pierre-Vincent Letourneau , modifié à
À l'occasion d'un numéro de l'émission "Historiquement vôtre" sur le thème "Ils en ont dans le citron", Stéphane Bern nous fait le récit d'une organisation mafieuse qui a su fleurir au milieu des plantations de citronniers, sous le soleil ardent de la Sicile. Un groupe qui finira par se faire connaître sous le nom de Cosa Nostra.

Nous sommes le 2 juillet 1874 en Sicile, non loin de Palerme. La plaine fertile qui jouxte la ville est parsemée de nombreux jardins d'orangers et de citronniers qui emplissent l'air de leur senteur doucereuse. Les cigales chantent et le vent chaud s'engouffre entre les murs délimitant les parcelles. Soudain, un coup de feu vient briser la quiétude des lieux. Un jeune homme, gardien d'une plantation de citron, vient d'être abattu. Aucun témoin. Personne ne sait ce qui s’est passé. Quelques mois plus tard, le nouveau gardien est à son tour blessé par un coup de feu.

Au même moment, dans sa belle maison de Palerme, Gaspare Galati, médecin propriétaire de la plantation, reçoit des lettres de menaces. On le somme de réembaucher un certain Benedetto Carollo pour s'occuper de surveiller ses agrumes. Sans quoi il doit considérer que lui et sa famille sont en danger. Pour le médecin, il est hors de question de réembaucher Carollo, qu'il a justement renvoyé lorsqu'il a découvert qu'il se servait allègrement dans les récoltes pour son propre profit.

De la cosca d'Uditore à Cosa Nostra

Le docteur Galati se plaint à la police, mais rien ne se passe. Les menaces continuent. Craignant pour sa sécurité, il part pour Naples avec sa famille. Galati a bien compris qu'il avait mis le doigt dans un engrenage qui le dépassait. Ses lettres envoyées au ministère de l'Intérieur n'y vont rien changer.

C'est que Benedetto Carollo, le premier gardien congédié pour s'être servi dans les récoltes, vient de la petite bourgade d'Uditore. Il appartient à une cosca, sorte de groupe secret d'entraide et de soutien qui structure une bonne partie de la société rurale sicilienne. Un groupe que l'on peut considérer comme base des clans d'une mafia que l'on ne connaît pas encore sous le nom qui entrera dans la légende : Cosa Nostra. Avant de trafiquer armes et drogues à travers le monde, Cosa Nostra s'est développée en partie grâce aux citrons.

Les origines de la mafia sont complexes et encore en partie mystérieuses. Mais le terreau de sa croissance est bien celui de la Conca d'Oro, cette plaine aux portes de Palerme plantée de milliers de citronniers qui ont fait la richesse de l'aristocratie locale. Si le citron est longtemps resté un produit de luxe dédié à la parfumerie ou au plaisir de quelques élites, la découverte au milieu du 18e siècle de ses effets bénéfiques contre le scorbut (maladie qui décime les marines européennes depuis la Renaissance) en a fait un produit très convoité.

Le terreau fertile d'une Sicile instable

Au 19e siècle, la Sicile est la principale pourvoyeuse en agrumes pour les marines britannique puis américaine. Les grands propriétaires de l'île investissent beaucoup dans les plantations et se créent ainsi une confortable rente, qui rapporte bien plus que la vigne, les olives ou le blé traditionnellement cultivés. Une rente qu'ils veulent protéger. D'autant plus en une époque particulièrement agitée.

Au long de son histoire, La Sicile a appartenu à de nombreuses puissances étrangères et n'est intégrée à l’Italie unifiée qu'en 1861. Les structures sociales héritées de la féodalité ont du mal à céder la place à un nouvel ordre étatique. Les révoltes sont nombreuses, le désordre règne et le brigandage est partout présent face à l'absence de réelle puissance publique. Et puisque l'État ne peut assurer la sécurité, les cosca vont s'en charger.

Ces clans, essentiellement ruraux, se tournent naturellement vers la protection des précieux jardins d'agrumes aux bénéfices des bourgeois propriétaires. Les mafieux sont d'abord gardiens, puis contremaîtres, et deviendront ensuite vendeurs, entremetteurs et négociants, en jouant sur leurs réseaux d'affinités, n'hésitant pas à se servir au passage pour leur propre intérêt. Et si quelqu'un déplaît, comme un gardien étranger à la communauté, il suffit donc de l'éliminer.

Petit à petit, les liens d'entraide et d'obligeance se tissent à travers toute la société sicilienne, hors des cadres que le royaume d'Italie cherche en vain à imposer. Un prêtre, un bourgeois, un policier ou un député sont rapidement plus redevables à la mafia qu'à l'État, qui se retrouve fort démuni. La mafia impose ainsi ses propres lois, notamment l'omerta, la loi du silence, en punissant sévèrement toute trahison. "L'homme qui parle beaucoup s'enterre avec sa propre bouche", dit alors une chanson à la mode.

Un système local qui s'internationalise et se diversifie

Les clans sont soudés par une éthique et des rites initiatiques teintés de magie et de religiosité. Tranquillement, l'organisation, que l'on surnommera plus tard "la pieuvre", étend ses tentacules. Les mafieux s'enrichissent et affirment leur domination en exigeant le pizzo, un impôt de protection qui n'est autre que du racket. Mais des luttes fratricides apparaissent vite, avec leur lot de violence qui oblige les autorités nationales à intervenir. Un premier grand procès se tient en 1901.

Malgré quelques condamnations, de nombreux mafieux bénéficient de protection et peuvent repartir tranquillement à leurs affaires. Et les affaires vont bien. Elles prennent même de l'ampleur. Le commerce du citron n'est plus aussi juteux depuis que la Floride a développé sa propre production. Mais le souffre, très présent sur l'île et très utile à l'industrie, le devient. Une fois un pied dans le commerce international, rien de plus de facile que d'y mêler la contrebande.

La mafia s'internationalise. Entre 1900 et 1914, ce sont pas moins de 800.000 Siciliens qui émigrent aux États-Unis. Les mafieux s'y mêlent et vont pouvoir organiser des trafics illégaux sur deux continents. L'arrivée au pouvoir de Mussolini et de son intransigeant préfet Cesare Mori semble un moment porter ses fruits. Mais on ne se débarrasse pas comme ça de Cosa Nostra. L'organisation est si largement enracinée qu'il est compliqué de s'en prendre à ses membres sans s'en prendre à tout le monde ou sans éclabousser les autorités.

Certains ont beau être arrêtés, rien ne vient gripper la machine qui se déploie au-delà des individus. Là est le secret de la réussite : si vous coupez un tentacule à une pieuvre, il repousse. Après guerre, l'organisation est toute puissante. Le pizzo s'abat sur quasiment tous les commerces de l'île. La maffia gère le foncier, les déchets, l'urbanisme, la politique, et bientôt le trafic international d'héroïne.

Les années 1980 et la fin du secret Cosa Nostra

Mais en Italie on n'admet toujours pas son emprise et parfois son existence en tant que réelle organisation. Il faut d'ailleurs attendre les premières défections et témoignages de repentis dans les années 1980 pour découvrir le nom même de Cosa Nostra qui signifie "notre chose, ce qui est à nous", marquant le caractère exclusif et structuré de l'organisation.

Les enquêtes et révélations pour le Maxiprocesso de 1986 et 1987, procès au cours duquel 475 accusés furent jugés et le juge Falcone tué, mettent au jour les compromissions, crimes et strates d'un système pyramidal extrêmement bien ordonné. L'Italie prend dès lors réellement conscience de la mainmise de Cosa Nostra sur la Sicile. Influence qui, selon certains, tend à s'affaiblir. Mais elle est loin d'avoir disparu. Si elle ne fait plus dans le citron, Cosa Nostra a encore du jus.

 

Bibliographie :

- Salvatore Lupo, Histoire de la mafia des origines à nos jours, Flammarion, 1999

- Arcangelo Dimico, Alessia Isopi, Ola Olson, Origins of the Sicilian mafia : the market for lemons, Department of Economics, University of Gottenburg, mai 2012