Karl Lagerfeld, le roman d'une vie toujours (ré)inventée

  • Copié
Romain David , modifié à
Directeur artistique de la maison Chanel depuis 1983, Karl Lagerfeld, impénétrable géant de la haute couture, est mort mardi à 85 ans. 

Sa silhouette longiligne au catogan immaculé remonte une dernière fois le catwalk sous les applaudissements, puis disparaît dans l'obscurité du backstage. Karl Lagerfeld a tiré sa révérence. Le plus iconique des créateurs de mode est mort à l'âge de 85 ans mardi. 

De Balmain à Chanel, dont il a assuré la direction artistique dès 1983, en passant par Fendi, Chloé ou même H&M, Karl Lagerfeld a traversé la mode des soixante dernières années, réinventant sans cesse la silhouette de la femme, collection après collection, comme lui-même s'est réinventé au fil des décennies. Car les images qui ont nourri son œuvre ont aussi façonné sa vie. Tour à tour dandy fin de siècle, culturiste ou aristo rock, Lagerfeld a enfilé mille et un costumes, jusqu’à disparaître complètement derrière la succession de ses avatars.

Le roman des origines. Né à Hambourg d'un riche producteur de lait d'origine suédoise et d'une mère d'ascendance prussienne, Karl Otto Lagerfeld grandit loin des soubresauts d'une Allemagne ravagée par la peste brune et la guerre, dans l'immense domaine familial de Brad Bramstedt au cœur du Schleswig-Holstein. Quand Karl ne porte pas la Lederhose (la traditionnelle culotte de peau bavaroise), il s'habille chez le tailleur de son père, se passionne pour la langue française, feuillette les pages de l'hebdomadaire satirique Simplicissimus. Il dessine, rêvasse beaucoup devant "un tableau qu'[il a]vu à l’âge de 5 ans, dans une galerie à Hambourg" et qu'il s'est fait offrir : "Frédéric II dînant sous la rotonde du palais de Sans-Souci avec Voltaire", a-t-il raconté à Paris Match.

" Ma mère était méchante et drôle "

Son enfance est surtout marquée par la figure maternelle : "Ma mère était méchante et drôle. C’était bien enrobé, mais elle disait de ces horreurs ! Elle était irrésistible", expliquait-il encore à Gala. Dans de nombreux entretiens, le créateur a évoqué sa relation avec cette femme autoritaire mais protectrice, qu'il a tantôt dépeinte en grande bourgeoise, en aviatrice, ou en élégante des années 1920, collectionnant les amants. Car interview après interview, Karl Lagerfeld a multiplié les variations sur ses origines, comme le relève Alicia Drake dans sa biographie non autorisée Beautiful People. Le créateur a ainsi tissé autour de sa jeunesse un roman des origines où se mêlent des références culturelles qui n'ont cessé de nourrir son œuvre : le 18e siècle des Lumières, la Mittleeuropa fin de siècle et les Années folles. Mais les zones d'ombre demeurent. Sa date de naissance, par exemple, a longtemps fait mystère : 1933 ou 1938 ? En 2013, il fait mine de rétablir la vérité dans Paris Match, avec une improbable anecdote : "1935. Ma mère avait changé la date. C’était plus facile de faire un 3 ou un 8".

Les premières années s'achèvent par un coup d'éclat, véridique celui-là : le 25 novembre 1954, à 19 ans, il remporte avec ses croquis le premier prix du concours du "Secrétariat international de la laine"… à égalité avec un certain Yves Saint Laurent.

L'homme aux dizaines de marques. Repéré par Pierre Balmain, Karl Lagerfeld devient son assistant dès 1955 puis, dans la foulée, est recruté comme directeur artistique chez Jean Patou. "C'est là, vraiment où j'ai appris le métier", expliquait-il dans le documentaire de Loïc Prigent, Lagerfeld se dessine. Très vite, le jeune créateur multiplie les contrats, en véritable pionnier du freelance : Fendi, Ballantyne, Mario Valentino, Krizia, Charles Jourdan ou encore Chloé. Touche à tout, il finit par dépasser le seul domaine de la mode, s’essayant à la photographie et à l’édition.

L’année 1983 marque un tournant dans sa carrière : il devient le directeur artistique de Chanel. L'enjeu est de taille : dépoussiérer l'un des fleurons de l'élégance à la française, tombé en désuétude depuis la mort de "Mademoiselle" en 1970. Coco Chanel elle-même s'était ringardisée en fustigeant à la fin de sa vie le port du pantalon et des minijupes. Lagerfeld y va de son coup de balai : en 1993, Claudia Schiffer défile en sous-vêtements. Volontiers parodique, voire iconoclaste, le couturier continue pourtant de décliner les classiques de la maison : la veste en tweed, la petite robe noire, le sac matelassé, etc. Le succès est au rendez-vous et va grandissant au fil des décennies ; entre 2010 et 2014, le chiffre d’affaires de la marque bondit de 63%.

" Je ne suis jamais content de moi "

 

À chaque Fashion week, les créations de Lagerfeld sont parmi les plus scrutées et les plus photographiées. Mais là encore, le couturier garde tout son mystère. Si ses collaborations lui permettent de démultiplier les facettes de son talent - Lagerfeld  jonglant au fil des collections avec les codes des différentes enseignes qui l'emploient -, une question se pose : existe-t-il un style Lagerfeld ? Gabrielle Chanel a libéré la femme des baleines de leur corsage, construisant une silhouette longiligne, en noir et blanc, presque celle d’une écolière mutine s’il n’y avait l’élégance discrète d’un rang de perles. Au sortir de la guerre, Christian Dior porte aux nues une femme-fleur ultra sophistiquée, tout en courbes et en ornements.

Dans les années 1960, Yves Saint Laurent fait glisser les basiques du vestiaire masculin sur les épaules des femmes, et leur offre, par effet de contrastes, une féminité conquérante. Malgré ses grands écarts, Lagerfeld a ses marottes : cols cassés blancs, gants, costumes noirs, ligne ultra-structurée mais cela suffit-il à transcender le champ de la mode pour marquer l’histoire du vêtement ? L'intéressé a toujours refusé de se mesurer à l’histoire : "Ce que je sais, c’est que je ne suis jamais content de moi [...]. Ce qui m’intéresse, c’est le présent, et le présent seulement. Il faut suivre son temps, être opportuniste dans le bon sens du terme, et s’améliorer toujours", déclarait-il au Figaro Madame en 2015.

Photo 1

Lagerfeld a su rester fidèle au style Chanel, mais jamais vraiment à lui-même. Ci-dessus, de gauche à  droite, quatre modèles haute couture et trois décennies d'écart : 1988, 1997, 2009 et 2017.

Crédits :  Pierre GUILLAUD / Pierre VERDY / François GUILLOT / Patrick KOVARI

Un Lagerfeld pour chaque décennie. "S’améliorer toujours". Un adage que Karl Lagerfeld n’a pas seulement appliqué à son œuvre mais aussi à sa propre personne, constamment à la recherche d’un autre lui-même. Au fil des pages de son album photo, le couturier ne se ressemble jamais. À la fin des années 1950, c’est avec le costume du gendre idéal qu’il se lance à la conquête de Paris. À l’époque, il utilise des litres de brillantine pour dompter ses boucles brunes. Dans les années 1960, Karl, en bottines vernies et gilet, la gorge étranglée par une lavallière et le bas du visage dévoré d’une épaisse barbe noire, semble sortir d’un roman de Huysmans. Sa pratique assidue de la musculation lui donne dans les années 1970 un corps de culturiste qu’il promène sur la plage de Saint-Tropez.

Une dizaine d’années plus tard, le créateur s’est empâté. Sur les podiums, il vient saluer derrière des lunettes noires, agite frénétiquement un large éventail blanc devant son visage. Mais qui se souvient de cet homme ? Sa dernière métamorphose a supplanté toutes les autres. En 2000, Karl Lagerfeld perd 42 kilos avec un objectif : rentrer dans les costumes “slim” imaginés par Hedi Slimane. Bientôt, son catogan blanc, ses bagues en argent et ses mitaines de cuir fixent l’image d’un dandy néogothique qui s’est aussi bien vendue que les robes dessinées pour Chanel. Transformé en peluche, en porte-clef, en broche, Lagerfeld s’affiche même sur les bouteilles de Coca Cola dont il est un grand consommateur - du light uniquement. "Je suis un label vivant. Mon nom est Label­feld et non Lager­feld", ironise-t-il en 2011 dans une interview à CNN.

Au gré de ses caprices, les cadres de vie se multiplient ; Karl Lagerfeld collectionne les résidences secondaires, qu’il prend un soin tout particulier à décorer. À Paris, il affectionne le faubourg Saint-Germain, il acquiert en Allemagne une villa sur les bords de l’Elbe, un château du 18e siècle dans le Morbihan, ou encore un palais à Monaco. Mais où croiser le vrai Karl ? Chez le designer, dans son appartement art-déco rive gauche, ou à la table du gentilhomme en son domaine breton ? Une fois de plus, la multiplicité le rend insaisissable : "J'aime décorer les maisons, pas forcément pour y habiter. Quelquefois, je n'ai pas de vie à y mettre", avoue-t-il à Loïc Prigent.

Mi-ange mi démon. Sa vie privée, il la protège jalousement. On ne lui connaît qu’un grand amour : Jacques de Bascher, un fils de petite noblesse de seize ans son cadet. Gueule d’ange et diable au corps, Jacques a croisé Karl dans les boîtes gay de la rue Sainte-Anne. "Il était le Français le plus chic que j'ai vu. […]", déclare le couturier à propos de celui qui s’était risqué à porter, le jour de leur première rencontre, une Lederhose. Bascher est de toutes les fêtes, multiplie les conquêtes. En épinglant Yves Saint Laurent à son tableau de chasse, il déclenche une brouille définitive avec Pierre Bergé.

" J'aime les gens qui ne sont pas, comme moi, des puritains "

Lagerfeld a toujours assuré que sa relation avec Bascher, qui organise des orgies dans la garçonnière qu’il met à sa disposition, était restée platonique : "Je n’avais aucun contact physique avec lui", jure-t-il dans la biographie de Marie Ottavi*. Pour Jacques, Karl organise quelques-unes des soirées les plus marquantes du Paris seventies, comme son bal vénitien au Palace en 1978 : le beau Jacques y arrive déguisé en pont du Rialto. Autour d’eux gravitent Andy Warhol, Paloma Picasso, l’illustrateur Antonio Lopez, le photographe Helmut Newton ou encore Jerry Hall. Alors que la jet-set s'abîme dans l’alcool et la drogue, Karl Lagerfeld, épicentre du Paris mondain, reste simple spectateur. Il ne boit pas, ne fume pas, ne couche pas : "J'aime les gens qui ne sont pas, comme moi, des puritains. J'ai admiré des gens qui savaient se détruire, mais je n'étais pas doué pour ça", avoue-t-il à Libération en 2005.

Les ravages du sida mettent fin à l’ivresse des nuits parisiennes. Jacques de Bascher n’est pas épargné. Installé sur un lit de fortune dans la chambre du mourant à l’hôpital de Garches, Karl Lagerfeld assiste à la lente décrépitude du bien-aimé que dévore un sarcome de Kaposi. "Jako" meurt le 3 septembre 1989. Des décennies plus tard, Karl continue d’envoyer à la mère du défunt ses croquis du jeune homme : "Je ferme les yeux, et je le vois…", écrit-il sur l’un deux.

Le rêve d’une vie. La mort, Lagerfeld, si soucieux de lui-même, en a pourtant toujours parlé avec désinvolture. Devant Loïc Prigent, il cite le poète Shelley : "'Se réveiller du rêve de la vie'… et basta !" Après la disparition d’Yves Saint Laurent en 2008, le "Kaiser" Karl reste le dernier géant de la haute-couture. Il n’aura jamais été autant créatif que dans ses dernières années, refusant obstinément de penser à la retraite, même à plus de 80 ans. "Ma cartomancienne m’a dit : 'Pour vous, ça commence quand ça s’arrête pour les autres'", raconte-t-il au micro d’Europe 1. Ses grands écarts sont de plus en plus vertigineux : chez Chanel, il dessine des robes et des tailleurs parmi les plus chers du monde, quand les pièces de sa collection chez H&M se vendent moins d’une centaine d’euros. "Je peux faire ce que je veux, où je veux, c’est le comble du luxe", lâche-t-il sur Euronews en 2016. Disparu mardi à 85 ans, Karl Lagerfeld, sans souci de sa postérité et du qu'en dira-t-on, a voulu jouir vivant du mythe qu'il s'est taillé sur-mesure.

*Marie Ottavi, Jacques de Bascher, dandy de l'ombre, Séguier, 2017