"Grâce à Dieu", parole libérée mais cinéma corseté

Le film "Grâce à Dieu", de François Ozon, sur l'affaire de pédophilie du diocèse de Lyon, sort en salles mercredi 20 février. © Mars Films
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François Ozon signe un film plus équilibré que l'imbroglio judiciaire autour de sa sortie ne le laissait supposer. En privilégiant une approche quasi-journalistique, le réalisateur en oublie de faire du cinéma.

Est-il possible de dissocier un film du contexte de sa sortie ? Difficile en tout cas, en voyant le dernier long-métrage du réalisateur François Ozon, Grâce à Dieu, dans les salles mercredi, d'oublier qu'il a été visé par deux demandes de report, toutes deux rejetées par la justice. En s'attaquant à l'affaire du père Preynat, accusé d'abus sexuels sur mineur, mais aussi à celle du cardinal Barbarin, soupçonné quant à lui avec Régine Maire, ancienne bénévole du diocèse de Lyon, de n'avoir pas dénoncé ces crimes, le cinéaste français s'était attiré les foudres des avocats du premier et de la dernière.

Le tribunal de Lyon a finalement tranché en faveur du septième art en début de semaine, estimant qu'un report aurait constitué une atteinte à la liberté d'expression disproportionnée par rapport à la possible atteinte à la présomption d'innocence que représentait le film. Les requête des avocats, la date de sortie entre le procès de Maire et Barbarin et le jugement (attendu le 7 mars) et le marketing un peu poussé de l'œuvre ("passionnant et explosif", mentionne l'affiche), laissaient présager un film choc sur la pédophilie, à charge contre l'Église catholique. En réalité, il n'en est rien.

Trio masculin.Grâce à Dieu s'intéresse successivement à trois personnages, trois victimes du père Preynat réunies à la faveur de la création de l'association "La Parole libérée". Il y a Alexandre (Melvil Poupaud), celui qui n'a jamais abandonné la foi catholique dans laquelle il élève encore ses cinq enfants, bourgeois lyonnais à la vie bien rangée que François Ozon aurait pu tourner en dérision dans un autre film. Puis vient François (Denis Ménochet), qui n'a plus que l'humour pour dissimuler sa colère après des années de refoulement. Et enfin, Emmanuel (Swann Arlaud), celui qui n'a pas pu se reconstruire et cherchera, avec cette association, à se donner la raison de vivre qu'il n'avait jusqu'ici jamais trouvée. Ce trio complémentaire permet à François Ozon d'explorer avec délicatesse et pudeur le mal des mâles, indéniablement l'aspect le plus réussi de son film – d'autant plus à l'aune d'une filmographie qui a toujours fait la part belle aux personnages de femmes.

" J'ai rencontré tous les entourages des victimes. J'ai vu que ce n'était pas tout noir ou tout blanc, que c'était plus complexe à chaque fois. "

"Enquête journalistique". Le cinéaste a pour lui la fidélité aux faits. S'il n'a effectivement pas changé le nom de Bernard Preynat, du cardinal Barbarin et de Régine Maire, François Ozon n'a utilisé que leurs déclarations publiques pour écrire ses dialogues. Ce travail, que lui-même qualifie d'"enquête journalistique", s'est étendu aux victimes de pédophilie et à leur famille, dont les patronymes ont été modifiés. Notamment celles qui ont inspiré les trois personnages principaux. "J'ai rencontré tous les entourages", nous explique le réalisateur de Huit Femmes. "J'ai vu que ce n'était pas tout noir ou tout blanc, que c'était plus complexe à chaque fois." Les épouses aimantes et blessées, les parents pleins de remords comme ceux qui abandonnent leurs enfants à leurs douloureux souvenirs, offrent des personnages secondaires aux destins hélas divers, du plus réussi (Josiane Balasko dans le rôle de la mère d'Emmanuel) au moins abouti (l'avocate d'Emmanuel).

À l'équilibre. En résulte un film sans fioriture ni lyrisme, qui conserve un équilibre surprenant et bienvenu. François Ozon a le bon goût de ne tomber ni dans le moralisme ni dans la diabolisation. Le père Preynat passe d'une figure fantomatique jetant sur le film une ombre prédatrice à celle d'un vieillard désorienté par l'abandon de sa propre hiérarchie ecclésiastique. La quête sans relâche des victimes, qui trouvent dans l'action collective un réconfort sans précédent, apparaît à la fois libératrice et structurante mais aussi obsessionnelle, voire maladive. Enfin, le cinéaste se contente d'un traitement factuel, quasiment ascétique, du silence coupable et de l'incompréhension chronique de l'Église à l'égard des enfants abusés et de leurs familles.

Les travers de l'illustration. Peut-être est-ce cette recherche de l'épure qui conduit François Ozon à abandonner quasiment toute ambition cinématographique. Grâce à Dieu, dont la préparation relève du documentaire, finit par tomber dans les travers de l'illustration et par ne présenter aucune idée de mise en scène. Parce qu'il souhaite rester à distance et ne peut prendre de risques avec une matière première aussi réelle et récente, le cinéaste délaisse aussi certains personnages. C'est là la limite de la "fiction basée sur des faits réels", comme le proclame un carton au début du long métrage. Régine Maire ou le cardinal Barbarin ne sont que des figures désincarnées, dont les atermoiements ne seront jamais explorés.

C'est que, revendique François Ozon, Grâce à Dieu est avant tout le point de vue des victimes. Mais Alexandre, dont l'histoire est racontée principalement à travers ses correspondances avec le diocèse de Lyon, a aussi l'épaisseur d'un e-mail. Tout juste entrevoit-on, à la lumière d'une question posée à la toute fin du film ("et toi, tu crois toujours en Dieu ?") et qui restera sans réponse, les possibilités cinématographiques que François Ozon n'a pas explorées.