"Nudges" : ils sont partout, mais à quoi servent-ils ?

Nudge
Un "nudge", à Nantes. © Association Pleïbé - YouTube
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Dans le métro, sur les poubelles, dans les urinoirs… Les "nudges" sont partout et séduisent de plus en plus les pouvoirs publics. 

Quel est le rapport entre une mouche dessinée au fond d’un urinoir, une image de dents acérées peinte sur les portes d’un train ou un conteneur à verre coloré ? Ce sont des "nudges", terme issu de ce mot anglais qui désigne un petit geste du coude destiné à attirer l’attention de quelqu’un. Parfois traduits par "coup de pouce" ou "incitation douce", les "nudges" renvoient également à une notion développée par des spécialistes de l’économie et de la psychologie comportementale à la fin des années 2000. Il s’agit, concrètement, de techniques visant à inciter les gens à changer leur comportement, sans contrainte, et sans qu’ils ne s’en rendent compte. Une méthode qui s’affine d’année en année. Et qui séduit de plus en plus les pouvoirs publics, qui y voient là un bon moyen de convertir à moindres frais les citoyens à la civilité, l’écologie ou aux enjeux de santé publique.

Un "nudge", qu’est-ce que c’est exactement ?

Ces techniques ont été théorisées il y a une dizaine d’années par deux chercheurs américains, le juriste Cass Sunstein et l’économiste Richard Thaler, qui vient justement de recevoir le prix Nobel d’économie pour ses travaux. Selon eux, il s’agit de trouver une troisième voie entre l’interventionnisme autoritaire des Etats et le "laisser-faire" absolu. Cette troisième voie porte même un nom : "le paternalisme libéral". Les chercheurs partent d’un postulat simple : l’homo economicus n’existe pas. En clair, nos choix ne sont pas déterminés uniquement par notre capacité à raisonner en fonction de nos propres intérêts. Ils sont influencés par un certain nombre de "biais cognitifs", comme nos émotions, la prise en compte de l’avis des autres, nos peurs, nos intentions, nos souvenirs, le tout sans que l’on ne s’en rende compte.

Or, jouer sur ces biais peut s’avérer parfois plus efficace que la contrainte pour orienter notre comportement. En marketing, cette notion est comprise de longue date. C’est cette logique qui pousse, par exemple, un commerçant à baisser son prix de 10 euros à 9,99 euros. Ce prix incite davantage le consommateur à acheter alors que l’avantage est moindre. Le choix est orienté sans contrainte, sans mensonge, mais il est orienté quand même. C’est une "incitation douce".

Comment les pouvoirs publics s’en saisissent-ils ?

Les travaux de Cass Sunstein et Richard Thaler visent à inciter les pouvoirs publics à se saisir de cette méthode. Et ils ne sont pas restés lettre morte. Selon l’OCDE, une centaine de dispositifs publics utilisant des "nudges" ont essaimé depuis le début des années 2010. Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande, des "Nudges units" ont été créées, employant plusieurs dizaines (120 au Royaume-Uni) de personnes, des chercheurs en psychologie ou en économie du comportement missionnés pour conseiller les pouvoirs publics ou les délégataires de services publics.

Parmi les projets les plus notables, on peut par exemple citer cette signalisation au sol peinte pour inciter les conducteurs à réduire leur vitesse près du Lake Shore Drive, à Chicago. Constituée d’une série de lignes blanches de plus en plus serrées au fur et à mesure que le conducteur se rapproche du virage, elle donne l’impression que la vitesse du véhicule augmente. Résultat : une baisse de 36% des accidents a été constatée.

Lake Shore Drive Nudge for speed reduction, Thaler and Sunstein, 2008

Toujours aux Etats-Unis, la simple indication, par un smiley accolé à la facture, de la consommation d’électricité d’un ménage par rapport à celle des voisins (le smiley sourit si l’on est en-dessous de la moyenne, ou est mécontent si ce n’est pas le cas) aurait permis à 600.000 foyers d’économiser près de 250 millions de dollars. On peut également citer l’aéroport Schiphol à Amsterdam : en dessinant une mouche dans les urinoirs pour inciter les hommes à viser mieux, les éclaboussures auraient été réduites de 80%. Ou encore l’ajout d’un logo rouge et d’un message ("Chaque jour, des milliers de gens qui voient cette page décident de s’enregistrer") sur le site anglais du don d’organes, qui aurait entraîné 96.000 dons supplémentaires en un an.

La France s’y met petit à petit

En France, il n’y a pas de "nudge units". Selon les Echos, le Secrétariat général pour la Modernisation de l’action publique (SGMAP) n’emploie que quatre collaborateurs au développement des "nudges". Pourtant, localement, les "incitations douces" gagnent du terrain. Comme à Lyon, où les escaliers du métro ont été colorés afin d’inciter les passagers à les préférer aux escalators. La preuve encore à Nantes, où des conteneurs de verre ont été customisés par des street-artistes pour sensibiliser au tri.

Association Pleïbé / YouTube

La preuve, aussi, à la SNCF. Depuis cet été, la compagnie ferroviaire multiplie les "nudges", notamment en Île-de-France. Les portes de l’un des trains du RER E ont par exemple été ornées de dents qui semblent, lorsqu’elles se ferment, vouloir dévorer ceux qui s’en approchent. Le but : inciter les passagers à ne pas se jeter entre les portes du train quand celui-ci s’en va. Autre initiative de la SNCF : à la gare Saint-Lazare, deux fresques invitent les usagers à prévenir quelqu’un qui aurait oublié son sac.

La ville de Paris, qui s’est récemment dotée d’un service dédiée (l’Urban Lab), devrait également développer sa pratique : une expérimentation de "nudge" visant à économiser l’eau a même été lancée en octobre. Et de nombreuses recherches sont actuellement en cours sur le sujet, comme en atteste un vaste colloque organisé cet été par l’association Nudge France, créée en 2015.

Est-ce vraiment efficace ?

Au-delà des exemples cités plus haut, toutefois, il existe peu de bilan de l’efficacité réelle de ces "nudges". Et les spécialistes s’inquiètent de leur effet dans le temps : une fois passé l’effet de la nouveauté, les usagers ne risquent-ils pas de reprendre leurs mauvaises habitudes ? "L’un des enjeux consiste à trouver les moyens de rendre les options par défaut pérennes, à faire qu’elles ne diluent pas leurs effets dans le temps", écrit le journaliste "tech" Hubert Guillaud, dans un post de blog.

D’autres, enfin, s’inquiètent d’enjeux plus éthiques. "Essayer de manipuler les gens pour orienter leur comportement dans une direction différente de celle qu’ils auraient prise spontanément ; cela peut donner lieu à des dérives", prévient l’économiste Alexandre Delaigue sur son blog. Au Royaume-Uni, par exemple, une association avait pris l’initiative de customiser des cendriers publics pour inciter les passants à y jeter leurs mégots. Le fumeur pouvait voter pour "son joueur de foot préféré" ou pour qui "gagnera le derby londonien" en jetant son mégot dans la case correspondante. Mais l’initiative, qui partait d’une bonne intention, a été accusée d’inciter les gens à fumer. "Le problème, c’est que les ‘nudgeurs‘ (ceux qui font les nudges ndlr) sont tout autant victimes de biais psychologiques que les autres", résume Alexandre Delaigue.